Cher(e) toi,
Un des plus intenses moments de ma vie, je l'ai vécu à bord d'un petit bateau de pêche, sous les étoiles, il était cinq heures du matin. C'était pourtant un moment très simple, et tu vas voir qu'il nous parle de technologie. Et même d'intelligence. J'espère que ça t'inspirera.
Comme tu le sais si tu lis cette lettre depuis quelques temps, il y a un an, je suis parti vivre à Bali pour suivre mes rêves d'enfant. Voyager, écrire, partir à la découverte des mystères de l'univers, extérieurs comme intérieurs, et partager ça avec toi. Oui, parce que la vie ne vaut pas grand chose si elle n'est pas partagée.
Je m'étais donc dit que je n'avais plus besoin de prendre des vacances, puisque tout ce que je faisais découlait de la passion.
J'ai tout de même ressenti le besoin de partir 4 jours. Pas tant pour me reposer que pour sortir de ma routine quotidienne, voir autre chose, vivre autre chose.
Un de ces petits pas de côté qui nous rappellent que la vie se nourrit d'abord d'incertitude, et donc d'une part d'aléatoire.
Contrairement à ce que voudrait nous faire croire
"l'Évangile selon Saint Développement Personnel", la vie n'est pas un tableau excel sur lequel tu allignes tes routines et tes engagements, comme si la seule répétition nous permettait de conserver le contrôle face au méchant démon Procastinatus.
"Toute Pensée émet un Coup de Dés", disait Mallarmé. Une intuition
confirmée des années plus tard par les neurosciences. Il n'y a pas de pensée certaine.
Maîtriser sa vie, c'est peut-être apprendre à faire avec l'absence de contrôle. On doit jouer avec l'aléatoire comme une voiture avec ses roues pour se sortir des ornières sculptées par l'habitude.
Désolé pour la digression. Revenons à notre bateau, et à ce qu'il m'a fait comprendre de notre monde bouillonnant de technologie. Tu vas me dire : ah, tu es allé pêcher sur un bateau pour échapper à la technologie et te reconnecter à la nature ! C'est ça ton histoire !
Pas du tout.
Laisse moi te raconter.
Je suis parti dans un minuscule village de pêcheurs au Nord-Est de l'île de Bali. Ce village, on le ne trouve pas sur les cartes parce que tout le monde s'en fiche et c'est bien comme ça. Dans ce village, il y a des petites habitations de pêcheurs évidemment, et deux minuscules maisons jaunes que tu peux louer pour 20€ la nuit. Devant la maison, il y a juste la mer. À 10 mètres.
C'est un des rares endroits de l'île où tu peux voir le coucher comme le lever du soleil. Ici, les habitants ne sont pas très riches, mais ils ne sont pas pauvres. Quand ils ont faim, ils vont pêcher un poisson. S'ils en pêchent deux, ils le donnent aux voisins. Ils font aussi sécher du sel marin sur des petites bâches, qu'ils revendent je ne sais où. Pour qu'il sèche mieux, ils y dessinent des sortes de jolies spirales qui s'accordent avec les nuages.
Un matin, je suis parti pêcher avec Wayan, le type qui m'avait loué la maison jaune. Nous sommes partis à 5h30. Le ciel brillait d'étoiles, de ces constellations qui me semblent toujours inconnues dans cet autre hémisphère, dans l'obscurité de la nuit agonisante.
Wayan, debout à la barre, allumant une cigarette, seul face au calme de l'océan.
Nous ne parlions pas beaucoup.
J'ai eu ce sentiment de vie intense, qui m'a saisi, un sentiment très simple. Il traversait mes pensées complexes, lesquelles ne parvenaient pas à s'accorder à la limpidité de l'instant. Joie de l'eau qui m'éclabousse, émerveillement silencieux devant le globe tremblant du soleil levant. Et bonheur de pêcher mon premier poisson.
C'était un thon aux écailles jaunes. Il me faisait penser à un objet d'art, brillant, un trésor métallique sorti de la mer.
On a aussi pas mal tourné, sans rien trouver, Wayan m'a montré plusieurs techniques : la corde accrochée à un faux poisson en bois, qu'il faut tenir fermement pour ne pas laisser échapper le thon quand il mord (et il mord très fort), la technique du cerf-volant pour imiter les sauts joyeux des poissons volants. Et LA technique secrète de Wayan : un hameçon lesté de pierres pour aller bien au fond de l'eau, autour duquel il noue des petites bandes de plastique.
Sauf que la technique secrète n'a pas du tout marché et Wayan a commencé à être d'une humeur massacrante jusqu'à ce qu'il revienne à la technique du faux poisson.
J'ai réussi à ferrer deux thons à la corde. Et Wayan a retrouvé le sourire. Nous étions comme deux enfants sur l'eau tiède. Au loin, le Mont Agung, cet immense volcan de 3000m qui continue d'émerveiller comme de terroriser les habitants de la petite île de Bali.
Que demander de plus à la vie ? Beaucoup plus peut-être, ou moins que cela, ça dépend de chacun, et je ne confonds pas l'émerveillement d'un instant inédit avec ce qu'il signifierait s'il devenait une routine, mais ce n'est pas de cela dont je voulais te parler.
On pourrait conclure, après cette image d'Epinal, que sa beauté réside dans l'absence de technologie, dans sa reconnexion au réel. Ce n'est pas complètement vrai, et c'est ce qui est intéressant.
Dans ce village de pêcheurs, la technologie est peu présente, mais jamais absente. Les pêcheurs utilisent des outils pour améliorer leur travail, parfois de bouts de plastique ou de cailloux. Leurs bateaux sont à moteur. Parfois, ils se connectent à internet pour développer leur activité d'hôtellerie. Les enfants n'ont pas forcément de téléphones portables ou ne s'en servent pas souvent.
On critique souvent la technologie et la manière dont elle nous rend parfois esclave, mais il n'y a pas d'humain sans technologie.
Dans son livre «
La plus belle histoire de l'intelligence », qui a été mon livre de chevet cet été, le neuroscientifique Stanislas Dehaene explore justement le rapport entre l'intelligence et la technologie. C'est à dire le lien entre l'intelligence et les outils. Notre premier outil est le langae, qui est déjà une abstraction. Puis viennent tous les outils qui nous ont appris à compter et à communiquer, y compris les outils technologiques modernes avec leurs algorithmes simplifiant des concepts complexes. Ces outils augmentent notre intelligence, qui s'est construite avec eux.
Cette capacité d'invention et de combinaison d'outils est un élément clé de l'évolution de notre intelligence et ce qui nous distingue des animaux.
Ceux qui voudraient d'affranchir de technologie suggèrent sans s'en rendre compte d'anéantir notre intelligence. Ces deux éléments sont inextricablement liés dans leur évolution.
La suppression totale de la technologie pourrait potentiellement nous renvoyer aux temps préhistoriques d'un point de vue cognitif. Il existe une tension constante entre technologie et intelligence, elles sont étroitement imbriquées.
En même temps, la technologie nous déconnecte d'un certain rapport primaire au réel. C'est le mythe du chasseur-cueilleur. Notre cerveau n'a plus besoin de retenir les mêmes choses, nous abandonnons certains gestes, certains reflexes, pour en développer d'autres. Pour le meilleur... et parfois pour le pire. Cette déconnexion nous a aussi poussé à détruire notre environnement.
Mais rien n'est simple.
La technologie nous aide à gagner du temps en réduisant nos efforts mentaux et physiques. Et nous permet, paradoxalement, de profiter de la joie simple d'un coucher de soleil.
Sans la technologie, je ne serais pas venir vire à Bali.
La technologie nous rapproche (le langage, le numérique, Internet) et nous éloigne.
Elle nous rapproche du savoir et nous en éloigne en même temps.
Elle nous libère et nous enchaîne.
De la même manière, l'intelligence artificielle donne désormais accès à l'expertise au plus grand nombre. Tout en étant un potentiel vecteur de fausses informations.
Le problème viendrait donc de l'excès de technologie. Mais qu'est-ce qu'un excès de technologie ? C'est une bonne question...
Je n'ai pas les réponses. Mais si je les avais, la vie serait moins drôle, moins mystérieuse dans ses impossibles imbrications.
Peut-être que la technologie vient en excès quand elle nous faire perdre le sens des choses.
Quand elle devient un moyen récréatif pour nous faire oublier ce manque d'intérêt profond qu'elle génère parfois.
Quand elle devient une religion au lieu d'être un simple outil entre les mains de chacun.
Il y a probablement un équilibre à trouver, pour chacun de nous.
Et cet équilibre se situe peut-être dans les intervalles enchantés que nous parvenons à faire jaillir lorsque nous nous autorisons à vivre.
Entre les vagues.
Un peu comme notre cerveau a besoin de rêver la nuit pour reconstruire son rapport au réel, nous avons besoin de vivre comme des enfants, de temps à autre, pour relancer la machine.
Retrouver le sens et l'émerveillement.