Cher(e) toi,
J'espère que tu vas bien.
Je t'écris depuis le Viet-Nam. Mais je ne suis pas en vacances. D'ailleurs, tu vois, c'est dimanche, il est 6h du matin chez moi, et je t'écris parce que, jusqu'à maintenant, je ne savais pas bien de quoi j'allais pouvoir te parler aujourd'hui.
Au moment où je t'écris, je ne sais toujours pas très bien, haha. Alors pourquoi ne pas avoir profité de mon week-end ? Je te le demande. Oui, parce que je me le suis demandé aussi, mais je n'ai pas trouvé de réponse acceptable, alors je te le demande, à toi. C'est peut-être à cause de l'ambiance survoltée et chaotique qui règne ici et à laquelle j'ai encore un peu de mal à m'adapter.
J'ai décidé de quitter le cocon de Bali pendant deux mois, pour tester disons, hum, ma résilience si tu veux. L'idée était de vivre et de travailler ailleurs de temps à autre, histoire de remettre à zéro tous mes repères.
Je fais partie des hypersensibles, tu vois, je ne sais pas si tu connais cette étrange configuration du cerveau. Les hypersensibles ont un peu du mal à aborder le monde extérieur, donc ils se créent des routines pour ne pas être pris par surprise. Alors de temps en temps je change d'environnement pour faire faire de la gymnastique à mon cerveau.
Et, en effet, ici, tout est matière à surprise.
La
langue est nouvelle. Je sais juste dire "bonjour", qui veut aussi dire, visiblement, "comment ça va ?" ce qui en dit long sur la volonté des gens d'ici de ne pas se prendre la tête avec les formules de politesse.
La
façon de conduire est nouvelle. Alors si tu veux, ici, c'est comme à Bali, c'est à dire le bordel, mais on roule à droite et pas à gauche, enfin, hum, je dirais plutôt : on roule à droite
ET à gauche, tu imagines le chaos.
La
manière de cuisiner aussi est nouvelle. C'est fascinant le nombre de plats différents que les gens d'ici sont capables d'inventer avec des trucs qui sortent de la mer.
Et je ne te parle pas du
café. Qui est salé et froid. Bref, je suis complètement perdu.
Pour ne rien arranger, juste avant de partir avec mon sac à dos d'enfant, j'ai appris que Flint allait faire l'objet d'un contrôle fiscal. Et là je me suis dit : mais comment je vais gérer tout ça en même temps ? Les hypersensibles ont une vie compliquée. Rien ne se passe jamais comme ils l'ont prévu.
Bref, me voici à Da Nang.
Ah oui, j'ai atterri ici parce que, au départ, je voulais aller à Hanoï.
Mais des gens sur un forum d'adeptes du nomadisme et du télétravail m'ont dit : "
noooon, faut pas aller à Hanoï, il faut aller à Da Nang, c'est mieux". Alors je ne sais pas si c'est mieux, mais quand je suis arrivé je me suis tout de suite dit qu'il fallait que j'arrête d'écouter les gens sur les forums.
Da Nang ressemble un peu à Nice, mais en moins, hum, niçois. Il y a de plus grandes avenues mais beaucoup moins de feux rouges (bah oui, à quoi ça sert un feu rouge ?). Ça confère à la ville un certain charme, disons le comme ça. En plus il pleut.
Tu noteras que ce que je te raconte ici est assez loin de l'imagerie Instagram qui circule un peu partout sur la vie de ces "influenceurs" qui ont décidé de vivre leur "meilleure vie" à l'autre bout du monde. Oui, parce que la "meilleure vie" ce n'est pas la vie telle que les algorithmes te la montrent quand tu leur dit "meilleur".
Revenons aux bases : la "meilleure" vie, n'est-elle pas la vie dans tous ses détails énervants ? Dans son inlassable créativité en terme de rebondissements et donc de possibilités ?
Tu vois par exemple, voici une photo de moi à Da Nag à côté d'un parking moche à scooters.
Elle n'a aucun intérêt, tu es d'accord ? C'est pourtant la réalité, et il y a peut-être une histoire à raconter derrière (bon là pour le coup il n'y aucune histoire, j'ai juste pris la photo pour te montrer, mais on se comprend).
Alors je vais passer la photo au filtre de l'algorithme "meilleure vie" avec l'intelligence artificielle, et hop :
Tu noteras au passage que l'algorithme m'a rajouté quelques muscles alors que je ne lui avais rien demandé. Mais il a dû se dire
"bon, c'est ce que veulent tous les hommes non ?".En fait, l'algorithme n'a aucune idéologie. Il ne sait pas ce qu'est la meilleure vie. Il fait des calculs par rapport aux histoires que la meilleure moyenne se raconte collectivement sur Internet. Et c'est comme cela que des personnes de couleur se retrouvent avec la peau plus blanche quand elles cliquent sur "améliorer l'image" ou que des gens comme moi se voient affublés d'une poitrine d'influenceur qui a réussi.
Dans son livre "Submersion", qui vient de paraître et que j'ai dévoré hier après-midi entre deux cafés salés et une étrange brioche au fromage filandreux, Bruno Patino raconte comment les algorithmes d'intelligence artificielle nous aident à faire face à la surcharge informationnelle en choisissant pour nous le meilleur film, la meilleure image, la meilleure info, le meilleur partenaire, la meilleure vie.
Au passage, j'apporte une nuance. Le problème n'est pas vraiment dans le trop plein d'infos. C'est une angoisse existentielle qui terrorise l'humanité depuis l'invention de l'écriture (puis de l'imprimerie, puis d'Internet, puis de l'intelligence artificielle...). Le problème c'est que le temps que la technologie nous a fait gagner sur les tâches épuisantes de la vie (6 heures par jour environ depuis le XIXeme siècle), nous le passons désormais devant nos écrans.
Le problème ce n'est pas le trop plein, mais ce que nous faisons du
"pas assez plein".
Mais revenons à notre submersion.
De fait, écrit Bruno Patino, nous vivons désormais à l'ère du calcul intégral. Or, ce n'est pas parce que c'est bien calculé que c'est vrai. La fatigante précision du calcul est une fausse vérité.