Flint

Flint Production

La futurologie, ou l’art de penser le futur

La futurologie, ou l’art de penser le futur

Dans sa mission pour t’aider à découvrir de nouvelles sources d’information et de nouvelles voix, Flint a décidé de donner la parole à des experts, dans leur domaine respectif : environnement, technologie, histoire, sociologie, etc. Ces articles sont une mise en page de threads, des séries de tweets publiés sur Twitter. Nous avons sélectionné ces textes pour l’éclairage précis et parfois méconnu qu’ils apportent sur des problématiques d’actualité.

💡 Pourquoi lire cette analyse ? Parce que replacer le métier de futurologue dans son contexte historique et géographique – c’est une histoire anglo-saxonne que tu vas lire aujourd’hui -, c’est aussi réfléchir à l’état du monde et des quêtes de sens actuelles.

✍️ L’auteur : Amy Webb est une futurologue américaine, fondatrice du Future Today Institute et autrice de plusieurs livres remarqués sur la révolution numérique : Data, A love Story, The Signals Are Talking: Why Today’s Fringe Is Tomorrow’s Mainstream et The Big Nine: How the Tech Titans and Their Thinking Machines Could Warp Humanity (non traduits).

Retrouvez ce fil sur Twitter au bout de ce lien ou découvrez-le ci-dessous sous forme d’article.

H.G Wells et l’écriture prédictive

Au fil de l’Histoire, il y a eu beaucoup de moments où l’humanité a dû faire face à des changements rapides et des incertitudes profondes. Ici, un article du Ladies Home Journal après l’exposition universelle de 1893 à Chicago et celle de 1900 à Paris. Les deux étaient des événements révolutionnaires.

« Ce qui pourrait arriver dans les cent prochaines années » par John Elfreth Watkins Jr., The Ladies’ Home Journal

À cette époque là, H.G. Wells, un romancier et journaliste américain, a développé ce qu’il a appelé “l’écriture prédictive”. 

H.G. Wells

Mis à part ses travaux suivants sur la prospective et l’eugénisme (🙄), Wells est surtout connu pour sa Machine à explorer le temps (roman de science-fiction, 1895). Mais son travail le plus important, c’est Anticipations ou De l’influence du progrès scientifique et mécanique sur la vie et la pensée humaine (ici sur Gallica). En utilisant des signaux du présent, il y écrit sur les implications à venir, pour la science et les technologies. 

Wells militait pour une approche académique des études du futur. Il pensait qu’il y avait besoin d’une approche méthodique de la prospective. C’est important à souligner parce que Wells lui-même n’utilisait pas de méthodologie, mais dans ses textes, il est clair qu’il pensait nécessaire de créer des procédés formalisés. 

Wells était super populaire parce qu’à l’époque, les gens étaient SUPER FLIPPÉS par les sciences et les technologies émergentes, celles qui font désormais partie de nos quotidiens. 

Toute cette incertitude !

Ils voulaient des réponses sur ce que le futur allait être. 

L’école du futur, Jean-Marc Côté

Un groupe de personnes a donc commencé à se pencher sur la question de la prospective. Dans les décennies qui ont suivi, il y a eu une corrélation directe et positive entre le nombre de changements qui avaient lieu – ou les grandes avancées scientifiques ou technologiques -, leur vitesse, et le nombre de gens utilisant le terme de futurist ou futurologist (futurologue, prospectiviste) pour décrire leur travail. 

Détour historique

J’ai utilisé les archives du New-York Times pour récupérer des données sur ce sujet : 

Prenons les années 1940 – 1950. Ce sont celles de la seconde Guerre mondiale, du communisme, de l’antisémitisme, du nucléaire, des femmes qui entrent sur le marché du travail… À ce moment là, aux États-Unis : 

– Olaf Helmer co-fonde l’Institute for the Future (ndlr: think tank de prospective installé à Palo Alto, en pleine Silicon Valley)

– Bertrand de Jouvenel propose un second parlement (ndlr : chercheur français à la postérité américaine, selon France Culture, pionnier de l’écologie politique, fondateur de Futuribles, de Jouvenel dénonce le fait que le Parlement ne représente pas le peuple. Voir International Journal of Social Science and Humanity 🇺🇸) 

– Le Stanford Research Institute (🇺🇸) est fondé en 1946, la RAND Corporation est fondée en 1948, MITRE est fondée en 1958 (ndlr : toutes sont dédiées, à des degrés divers, à la recherche et développement dans les sciences et technologies, notamment de l’information. La dernière est affiliée au World Wide Web Consortium.)

Pendant toute cette période, il y avait aussi un tas de gens qui qualifiaient leur travail de “futurologie” et n’avaient aucune formation. Certains cherchaient simplement à suivre toutes les évolutions en cours, d’autres étaient spécifiquement intéressés par les sciences et technologies, d’autres encore… profitaient de la hype

Passons aux années 1950 – 1970 : guerre de Corée, la “Théorie des dominos” est adoptée face au communisme, Spoutnik est le premier engin placé en orbite par les humains (en l’occurrence les russes) en 1957, ça lance la course à l’espace entre les États-Unis et l’URSS, c’est aussi l’époque de la crise des missiles à Cuba, l’arrêt Brown contre le Bureau de l’éducation déclare la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques américaines…

Le nombre de mentions de futurologie ou futurisme liés à la géopolitique, à la stratégie militaire ou aux politiques gouvernementales augmente dans les pages du New-York Times

Dans les années 70-80, ensuite, c’est toujours la Guerre Froide. On a marché sur la lune, la dé-ségrégation se poursuit, les premier tests de génie génétique sont réalisés avec l’insuline… Le premier “bébé éprouvette” naît, la catastrophe de Tchernobyl a lieu, l’URSS tombe, l’Iran et l’Irak sont en guerre, l’Union Européenne se constitue… et il y a les chocs pétroliers ! 

À ce moment-là, deux choses : 

– Les futurologues se déplacent, d’une profession uniquement liée aux gouvernements vers le secteur privé
– Ce sont les débuts de la prospective stratégique en entreprise

Et aujourd’hui…

Nous sommes dans une période de complexité intense et d’incertitudes profondes. 

Mais même avant le Covid, j’avais noté un accroissement du nombre de personnes qui se qualifient de futuristes. Depuis 2008 ou pas loin.

Je dirais qu’à l’origine, ç’a eu à voir avec l’accélération d’internet, l’écosystème mobile. 

Puis l’intelligence artificielle est sortie de son hiver : de nombreuses avancées ont été enregistrées dans la vision par ordinateur, le traitement automatique des langues, la compréhension automatique des langues. Les réseaux sociaux se sont mis à proliférer. Les entreprises blue chip (les grandes sociétés que l’on pensait sûres sur les marchés financiers, comme Coca-Cola, Berkshire Hathaway, Walmart) se retrouvent dépassées. C’est l’avènement du trading à haute fréquence, géré par des algorithmes. Ajoutez-y aussi tous les trucs follement intéressants qui ont lieu dans le domaine des biotechnologies…

Forcément, la tendance futuriste s’accélère, en particulier entre 2014 et 2020. De manière assez intéressante, j’ai aussi vu beaucoup de grandes entreprises de conseil se mettre à promouvoir leur division prospective, surtout à partir de 2017. 

Tout ça est absolument normal ! Une profonde incertitude provoque de profonds questionnements !

Et puis arrive le Covid.

On veut tous savoir ce qu’il se passera ensuite.

À quoi ressemblera le futur ? 

L’Histoire recommence : tout un groupe de gens s’intéressent au suivi du changement, un autre groupe s’intéresse aux sciences et aux technologies, d’autres encore profitent de la hype… Bref, le terme “futurologue” est de nouveau utilisé.

Très utilisé. 

Ok mais qu’est-ce qu’un futurologue, exactement ? 

Nous sommes formés avec des méthodologies, des structures de travail, des procédés, des outils spécifiques. Un analyste quantitatif, dans un fonds d’investissement, utilise des modèles et des cadres précis pour prendre ses décisions d’investissement. Un économiste utilise des méthodologies pour calculer les coûts énergétiques d’un projet. Les modèles qu’utilisent les futuristes pour évaluer le changement suivent la même rigueur. 

Certains futurologues s’intéressent principalement aux forces disruptives, perturbatrices, et aux signaux du changement. D’autres sont spécialisés dans la modélisation de scenarii. Le futurisme appliqué consiste à faire de la prospective de court-terme et du “backcasting”, littéralement “travail à rebours”, pour faciliter stratégie et prise de décision. Les futurologues formés ne font pas de spéculation. 

Le travail de prospective est parfois super fastidieux et ennuyeux : j’ai travaillé sur une pile de données hier soir jusqu’à 11:30 et je n’ai pas du tout réussi à modéliser le futur de la biologie de synthèse en Asie. J’y reviendrai demain, mais c’était franchement pas drôle. 

Tired The Middle GIF by ABC Network - Find & Share on GIPHY

Parfois, la prospective mène à d’horribles histoires tout à fait plausibles pour le futur, qu’on aurait espéré n’avoir jamais eu à envisager.

Dans ces cas-là, tout l’enjeu est de convaincre un cadre supérieur ou un membre de gouvernement à mettre en place un changement ou investir dans quelque chose qui devrait arriver d’ici 10 ans ou plus. 

Drunk Happy Hour GIF by TV Land - Find & Share on GIPHY

Parfois, le travail prospectif mène à des futurs possibles et alignés avec les projets de l’équipe que vous conseillez…

Et puis celle-ci ne peut ou ne veut plus travailler sur la manière d’adapter ces cartographies du futur à leur stratégie actuelle. 

Pas de challenge, pas de changement. 

L’équipe gère des problèmes du quotidien.

90 Day Fiance Reaction GIF by TLC Europe - Find & Share on GIPHY

Mais la raison pour laquelle des futurologues apprennent ce boulot et passent des heures à le faire chaque jour est la suivante : nous sommes motivés par l’envie de créer des changements positifs, durables, soutenables. 

On ne veut surtout pas que vous soyez aveuglés par la prochaine disruption. 

On veut réduire l’incertitude ! 

Pour conclure – j’avais dit que ce serait court et voilà où nous en sommes – si le travail de prospective vous intéresse, n’hésitez surtout pas, rejoignez-nous ! Découvrez les outils des futurologues !

Voici des idées pour vous

Et un petit résumé pour les journalistes du fond de la salle : 

– l’usage soudain du terme futurologue n’a rien de neuf

– le terme est plus utilisé en périodes d’incertitude

– la prospective ou la futurologie stratégique remontent à plus d’un siècle

– les futurologues utilisent des cadres, des structures, des méthodologies, des modélisations… 

Et comme on n’écrit pas de guillemets pour décrire un “économiste”, un “analyste quantatif” ou un “prof de science”, pas besoin d’utiliser de guillemets pour décrire un futurologue ou un prospectiviste, soit-il quantitatif, prospectiviste de la santé, de l’éducation, des médias, etc. 


Quelques sources supplémentaires pour fouiller le contexte français : 

Futurologue ou prospectiviste ? Deux définitions ici et

“Il sera une fois… la prospective stratégique”, L’Expansion Management Review, 2008

“Les meilleurs prospectivistes sont souvent les romanciers”, Libération, avril 2014

“Cécile Wendling, prospectiviste : anticiper les scénarios du futur de la cybersécurité à la géopolitique”, Le Monde, octobre 2019, €

Les futurologues éclairent-ils le catastrophisme ?, Le tour du monde des idées, France Culture, septembre 2020