28-01
Flint Production
Quelles tensions apparaissent dans les projets scolaires impliquant des scientifiques ?
đź’ˇ Ce matin on laisse la plume Ă Charlotte Barbier, doctorante en sciences de l’Ă©ducation, qui dĂ©taille quelques difficultĂ©s soulevĂ©es par l’implication de scientifiques dans les projets scolaires. Ça n’est pas si simple qu’il y paraĂ®t, mais y rĂ©flĂ©chir permet aussi d’imaginer des pistes pour un meilleur lien entre savants et apprenants.
✍️ L’auteur : Charlotte Barbier est doctorante en sciences de l’éducation et s’intĂ©resse Ă la notion d’esprit critique dans l’enseignement. Le co-auteur de l’article de recherche, Matthieu Cisel est docteur en sciences de l’Ă©ducation et Ă©tudie les technologies Ă©ducatives.
Retrouvez ce fil sur Twitter au bout de ce lien ou découvrez-le ci-dessous sous forme d’article.
Le fil :
Impliquer des scientifiques dans des projets à l’école ou au collège, ça peut être super cool ! Mais ça peut aussi mener à des tensions. Matthieu Cisel et moi avons justement étudié ces dernières. Voici un résumé de nos découvertes et quelques pistes de réflexion ⤵️
On a étudié des projets Savanturiers menés par des profs en primaire et au secondaire. Ces projets consistent à mettre en place une forme de démarche d’investigation (en gros : une “démarche scientifique”) en classe : la démarche d’éducation par la recherche.
Deux particularités nous intéressent ici :
– cette dĂ©marche prend pour point de dĂ©part les questions des Ă©lèves (et non une situation-problème),
– un ou une mentore, gĂ©nĂ©ralement chercheuse ou ingĂ©nieure, est associĂ©e Ă chaque projet pour accompagner sa mise en Ĺ“uvre.
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Plusieurs recherches existent sur les apports de tels partenariats entre profs et scientifiques, donc nous on s’est plutôt focalisés sur les éléments qui peuvent coincer, les difficultés que ça peut créer pour les profs.
On a suivi 7 projets sur plusieurs mois en réalisant des observations régulières en classe et des entretiens avec les profs pour poser des questions sur leurs objectifs, leurs difficultés, le travail hors classe, la relation avec les mentors, etc.
Pour analyser nos données, on a mobilisé la théorie de l’activité de Engeström.
Dans ce cadre, on se focalise donc sur l’activité qui est vue comme un système comprenant 6 éléments interreliés (voir schéma)
Le sujet : la personne qui fait l’activité
L’objet : le but de l’activité
La communautĂ© : les autres gens impliquĂ©s…
Chaque élément peut donner lieu à des contradictions, c’est-à -dire des tensions dans l’activité. Et ça pousse à modifier l’activité pour dépasser les tensions.
Exemple simple : vous voulez prendre des notes. Pour ça vous utilisez un logiciel de traitement de texte en ligne, mais il y a des problèmes de wifi.
→ il y a une contradiction entre les instruments (entre logiciel en ligne et la connexion internet qui est défaillante.)
Je prends l’exemple du wifi car c’est commun dans les Ă©tablissements scolaires.
Pour dépasser la contraction, vous allez alors changer d’instrument
→ exemple : prendre des notes sur du papier → modification de l’instrument donc modification de l’activitĂ©.
Dans l’article on s’est donc intĂ©ressé·es au système d’activitĂ©s des profs menant un projet Savanturiers et aux tensions liĂ©es Ă l’implication des mentor·es dans cette activitĂ©. Soit le système d’activitĂ© ci-dessous.
Résumé de 3 grandes tensions qu’on a constaté.
1/ Tensions mentor-règle Éducation par la recherche
Les mentors sont associés aux classes avant le début du projet, selon le thème général de celui-ci. Un des principes de la démarche est de partir des questions des élèves
→ Les questions ou pistes proposées sont parfois éloignées des compétences/connaissances spécifiques du mentor. Que faire ?
Dans ce cas, on a surtout vu que des profs préférant suivre les idées des élèves
→ Le mentor était peu sollicité car peu pertinent vu la tournure du projet.
Extrait d’un entretien, enseignante de primaire :
2/ Tensions mentor-règles des programmes
Les mentors ont proposé des pistes, notions, outils aux élèves relevant de leur champ d’expertise. Problème : parfois c’est éloigné du programme scolaire.
Il y avait des tensions plus fortes pour les profs du secondaire en raison des contraintes de temps (1h30/semaine).
ConsĂ©quence : les profs redirigent les questions des Ă©lèves vers des Ă©lĂ©ments au programme et la sollicitation d’un·e mentor·e (bien qu’intĂ©ressante) contribue peu Ă l’avancement du projet en lui-mĂŞme.
Exemple : le projet Savanturier du Climat. La mentore est venue présenter ses recherches sur les coups de soleil chez les cétacés. Enthousiasme des élèves, qui ont soulevé des questions pertinentes. Cool pour leur motivation et curiosité, mais tout ça était sans lien avec le programme de SVT de 5e.
→ La semaine suivante l’enseignante a redirigĂ© le questionnement vers la montĂ©e des eaux, sans lien avec la prĂ©sentation de la chercheuse et les questions prĂ©cĂ©dentes des Ă©lèves
→ La sĂ©ance avec la mentore n’a pas fait avancer le projet.
3/ Tensions mentor-niveau des élèves
Les mentors connaissent peu le niveau des élèves et les contraintes d’enseignement et proposent parfois des outils ou activités peu adaptées, trop complexes.
Certain·es profs n’osent pas contredire le mentor et suivent quand même ses conseils.
Raison probable : l’autoritĂ© du/de la scientifique, la hiĂ©rarchie sociale entre profs et chercheurs, ainsi que le sentiment d’être redevable pour l’investissement (bĂ©nĂ©vole) du mentor, donc il est difficile de rejeter ses idĂ©es.
Exemple : un projet oĂą la moitiĂ© des sĂ©ances est dĂ©diĂ©e Ă la construction d’une fresque du climat car activitĂ© suggĂ©rĂ©e par le mentor. Il n’avait pas anticipĂ© le temps nĂ©cessaire.
But : susciter des questions chez les Ă©lèves grâce Ă la fresque. Mais en fait ça n’a pas du tout fonctionnĂ©. Les Ă©lèves ont certainement appris des choses lors de l’activitĂ© mais elle Ă©tait trop difficile pour eux. De plus, ils et elles n’avaient toujours pas de question, donc retour au point de dĂ©part niveau avancement du projet.
Conclusion :
En raison de ces tensions, le rôle des mentors était généralement celui d’intervenant extérieur ponctuel plutôt que celui d’accompagnateur ou guide du projet dans la durée.
Comme l’article se focalise sur les tensions, j’ai parlĂ© des problèmes mais les mentors ne crĂ©ent pas que des difficultĂ©s, Ă©videmment.
Leur présence peut rassurer certain·es profs avant de se lancer, apporter plus légitimité au projet et peut aussi avoir une influence positive sur les représentations que les élèves ont des scientifiques.
Une leçon plus générale de tout ça serait qu’il faut bien réfléchir aux objectifs visés quand on fait venir un·e scientifique en classe.
Et surtout, il y a besoin de co-construire le projet, donc ça requiert aussi plus de temps et d’engagement de la part des scientifiques qui sont déjà bien occupé·es.
C’est donc complexe à créer et à maintenir.
→ Dans sa mission pour t’aider à découvrir de nouvelles sources d’information et de nouvelles voix, Flint a décidé de donner la parole à des experts, dans leur domaine respectif : environnement, technologie, histoire, sociologie. Ces articles sont une mise en page de threads, des séries de tweets publiés sur Twitter. Nous avons sélectionné ces textes pour l’éclairage précis et parfois méconnu qu’ils apportent sur des problématiques d’actualité.