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Frédéric II, l’islamogauchiste

Frédéric II, l’islamogauchiste

Jean-Michel Blanquer a accusé les universitaires d’être des “islamogauchistes”. Attaquer quelqu’un en l’accusant de trop aimer l’islam : une vieille stratégie rhétorique, dont l’empereur Frédéric II, au XIIIe siècle, fit déjà les frais. 

(Avant de commencer : d’autres ont rappelé que le concept d’islamogauchisme venait de l’extrême-droite, tandis que Samuel Hayat montre qu’il s’agit d’un concept volontairement flou et d’autant plus dangereux : lire les articles de l’INRER et du Nouvel Obs)

Frédéric II Hohenstaufen est empereur du Saint Empire romain germanique de 1215 à 1250. Son règne, à la fois brillant et très mouvementé, marqué notamment par l’opposition aux communes italiennes et à la papauté, a fait de lui un personnage entouré d’une aura légendaire.

Frédéric a été élevé en Sicile, royaume multiculturel et multilinguistique, où on trouve alors une importante communauté arabophone, des musulmans haut-placés dans l’administration royale, des bâtiments inspirés par l’architecture musulmane, etc.

Parlant et lisant l’arabe, Frédéric reprend les traditions politiques de ce royaume : quand il devient roi de Jérusalem, il se fait probablement couronner en portant le “manteau de Roger II”, une superbe pièce d’étoffe originaire de l’Egypte et portant des inscriptions en arabe. 

Frédéric II manifeste sans cesse son intérêt pour la culture islamique. Il subventionne des savants qui traduisent des textes depuis l’arabe, accueille à sa cour un astronome irakien ou encore le mathématicien Fibonacci, qui vient d’introduire en Occident les « chiffres arabes ».

Cette curiosité intellectuelle nourrit sa politique étrangère : partant en croisade pour délivrer Jérusalem, il parvient à en obtenir la cession par voie diplomatique, en négociant directement avec le sultan égyptien (traité de Jaffa, 1229). 

Il échange également de nombreuses lettres avec les dirigeants musulmans de Tunis, de Syrie ou du Caire : il y parle philosophie, théologie, recherche de la vie éternelle, médecine, gouvernement des hommes, etc. 

Enfin, il échange des cadeaux, notamment des animaux : le sultan lui envoie un éléphant (représenté ici dans la chronique de Matthieu Paris), et en échange il lui donne… un ours polaire.

Plusieurs anecdotes célèbres montrent l’intérêt de l’empereur pour la culture islamique. Le chroniqueur Ibn Wasil raconte ainsi qu’après avoir signé le traité de paix avec le sultan, Frédéric visite Jérusalem…

Les autorités islamiques ont ordonné aux muezzins de la ville de ne pas appeler à la prière pendant que le roi est là, pour ne pas l’irriter. Mais Frédéric II déplore cette décision, en soulignant qu’il avait toujours eu envie d’entendre l’appel à la prière !

On mesure bien combien cette réaction est étonnante : en plein cœur de la Ville sainte, le dirigeant du Saint Empire, qui est à ce moment-là un croisé, demande à entendre l’appel à la prière musulmane…

Ces images traversent les siècles et expliquent par exemple, qu’au XVIIIe siècle, Frédéric II soit souvent vu comme un prince des Lumières avant l’heure, un despote éclairé menant une politique de tolérance. Mais en réalité, c’est là une image anachronique.

Car, à côté de cette curiosité intellectuelle pour la culture islamique, Frédéric II est par ailleurs connu pour avoir violemment réprimé la révolte des musulmans de Sicile. Il déporte l’ensemble des musulmans de l’île dans les Pouilles et les installe à Lucera (Pouilles). 

Cela montre donc qu’il est faux d’en faire une figure “moderne” cherchant à construire un anachronique vivre-ensemble : comme tout bon souverain médiéval, sa priorité est avant tout de construire et de renforcer son autorité/sa légitimité.

Reste que cette proximité intellectuelle avec le monde arabe n’est pas du goût de tout le monde. Après sa croisade, le patriarche de Jérusalem écrit au pape pour dire que Frédéric préférait les Sarrasins aux chrétiens et même qu’il a secrètement aidé le sultan… !

En Occident, certains chroniqueurs qui lui sont hostiles avancent que l’empereur suit “les coutumes sarrasines”. Il s’habillerait comme eux, écouterait leur musique, boirait leur vin (!), possèderait un harem gardé par des eunuques, etc.

Ses échanges épistolaires avec les musulmans sont considérés comme suspects : le pape Innocent IV lui reproche “sa méprisable amitié pour les Sarrasins”… et l’excommunie à nouveau ! Les ennemis de l’empereur vont encore plus loin et l’accusent de s’être converti à l’islam. 

En réalité, ces critiques sont alors des armes rhétoriques dans un conflit qui oppose la papauté et l’empire, deux pouvoirs revendiquant une domination universelle sur la chrétienté, et donc sur le monde. L’islam n’a donc rien à voir là-dedans : ce n’est qu’un argument.

Dans ce combat à la fois militaire et symbolique, accuser l’empereur d’être trop proche des Sarrasins permet d’affaiblir son prestige, sa légitimité et son autorité. Car comment un ami des musulmans aurait-il pu prétendre diriger le monde chrétien… ?

Dans un contexte éprouvant, il est inquiétant de voir le gouvernement reprendre des idées d’extrême-droite et s’en prendre aux universitaires. Ceux-ci ne sont pas plus “islamogauchistes” que Frédéric II n’était un “ami des Sarrasins”. Ce n’est qu’une diversion rhétorique.

Frédéric II a été réapproprié de façons très variées à travers l’histoire – à la fois par les nazis et par certains groupes islamistes allemands, par exemple ! – ce qui invite à multiplier les nuances. Il faut refuser les visions simplistes du type “avec nous ou contre nous”.

Redisons donc que l’on peut être opposé à la fois à l’islamisme et au racisme structurel anti-musulmans ; et que l’on peut vouloir une république dans laquelle les professeurs ne sont pas plus assassinés pour leurs cours que les universitaires menacés pour leurs recherches.

✍️ L’auteur de l’article : Florian Besson, créateur du blog Actuel Moyen Âge, est docteur en histoire médiévale, spécialisé dans les pratiques politiques de l’aristocratie franque en Orient et dans les médiévalismes contemporains. 

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