04-03
Flint Production
Pourquoi Poutine entre-t-il en guerre contre l’Ukraine ?
Une question revient régulièrement ces derniers jours à propos de la crise entre l’Ukraine et la Russie : « POURQUOI Poutine fait-il cela ? » Réponse dans un petit (😇) fil chronologique 🇷🇺 🇺🇸 🇺🇦 Je ne vais pas m’étendre sur la crise diplomatique des dernières semaines, concernant l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, déjà maintes fois expliquée dans la presse et sur les réseaux, mais revenir sur des étapes plus anciennes et profondes de cette lutte d’influence.
1/7 : LE BRAS DE FER
Depuis des années, l’Ukraine est au cœur d’un bras de fer assez violent entre les États-Unis et la Russie. Au milieu de cela, un peuple ukrainien assez divisé sur la question, avec un Ouest pro-Occidental, et un Est pro-russe (à la louche). D’un côté, une Russie qui veut rétablir, avec Poutine, son influence sur les pays d’ex-URSS. De l’autre, les États-Unis, via l’OTAN, qui continuent d’appliquer la stratégie de « containment », visant à réduire l’influence de la Russie depuis 1947.
Le fait que les Russes ne soient plus communistes ne change presque rien à cette volonté de l’OTAN ; comme je le dis souvent à mes élèves, les idéologies sont secondaires dans les alliances. C’est une question classique et vieille comme le monde de rivalité entre grandes puissances.
Avant 1991 : L’Ukraine n’avait eu d’existence en tant qu’État indépendant qu’entre 1917 et 1922. Ensuite, bien évidemment, elle connut la période soviétique, notamment marquée par la famine provoquée par Staline, faisant des millions de morts (1931-1933).
Après 1991 : En 1991, sous l’impulsion du mouvement indépendantiste Roukh (« mouvement »), elle renaît de ses brèves cendres lors de la chute de l’URSS.
Un référendum organisé en 1991 reçoit 92,3% de votes favorables à l’indépendance ukrainienne.
1994 : protection occidentale par le Mémorandum de Budapest Les Ukrainiens obtiennent par ce mémorandum la garantie du respect de leur intégrité territoriale de la part des Américains, des Anglais et des Russes, en échange de l’abandon de leur arsenal nucléaire.
2/7 : 2004, LA RÉVOLUTION ORANGE PRO-OUEST
Cette année-là, 2 candidats s’affrontent pour la présidentielle : un pro-Occident (UE, OTAN, États-Unis…), Viktor Iouchtchenko (soutenu par la très médiatisée, en Europe, Ioulia Tymochenko), et un pro-russe, Viktor Ianoukovitch.
Naturellement, le 1e est soutenu par les USA, notamment via des fondations et des organisations comme la Fondation Soros ou la Freedom House ; l’autre est soutenu par Poutine. Les deux ont également de généreux fans boys milliardaires. Je ne m’étendrai pas sur les aides extérieures des deux camps, ça ferait un excellent film/roman d’espionnage, et nombre d’articles en parlent déjà.
Toujours est il que le pro-russe Ianoukovitch est élu. Dès lors, son adversaire Iouchtchenko conteste ce résultat en estimant l’élection truquée (trouver liens). De grandes municipalités refusent le résultat, comme celle de Kiev.
De grandes manifestations sont organisées (avec soutiens extérieurs), essentiellement à Kiev, pendant deux semaines, avec le foulard (écharpes, banderoles, etc.) orange comme signe de ralliement.
Le scrutin est annulé par la Cour suprême ukrainienne, et une nouvelle élection a lieu fin décembre. Et devinez quoi ? Le pro-Occident Iouchtchenko est élu ; après une campagne marquée par son empoisonnement, ayant durablement grêlé son visage, en pleine campagne.
Celui-ci, sans surprise, se rapproche de l’Europe. Mais la crise économique de 2008 passe par là, et personne, pas même l’ouest ukrainien, n’est satisfait de la politique de Iouchtchenko. Celui-ci se vautre aux présidentielles de 2010 (5,5%). Ukrainiens et américains tentent de lancer le processus d’intégration de l’Ukraine à l’OTAN (Sommet de Bucarest, travail conclusif ici), mais le projet tombe à l’eau avec l’élection de Ianoukovitch.
3/7 : LA REVANCHE DES PRO-RUSSES
En fait, sa comparse Tymochenko est devenue la nouvelle figure de proue du côté occidentaliste de l’Ukraine, mais celle-ci s’incline… face à Ianoukovitch, l’élu pro-russe déchu par la révolution orange. En 2011, Tymochenko est emprisonnée (accusée d’abus de pouvoir dans une histoire de contrats gaziers). Tout semble sous contrôle pour Ianoukovitch. Derrière cela, les Russes semblent avoir pris l’avantage sur les Américains. En 2013, Ianoukovitch se rapproche d’un accord de libre-échange avec l’UE, mais les rapports sont froids : l’UE faisant pression depuis longtemps sur lui en l’accusant d’autoritarisme. Le président enterre alors l’accord, et se tourne vers Moscou.
4/7 : NOUVELLE RÉVOLUTION PRO-OUEST
Fin 2013, surprise (ou pas) : l’histoire se répète. Peu après ce vent infligé à l’UE, un nouveau mouvement de contestation, l’Euromaïdan, organise de nouvelles manifestations sur la place de l’Indépendance à Kiev (d’où son nom ; photo).
Celui-ci tourne en émeutes (avec des dizaines de morts), et oblige Ianoukovitch à s’exiler en Russie en février 2014. Pendant que des troupes mercenaires pro-russes occupent la Crimée, une nouvelle élection a lieu. Elle met à la tête du pays un président pro-Occident, l’homme d’affaires Petro Porochenko.
5/7 : LE SÉPARATISME PRO-RUSSE
Problème : la partie pro-russe de l’Ukraine (Est) n’accepte pas ce nouveau renversement. Au Donbas, ou dans la région de Lougansk, on rejette le mouvement Maïdan. Idem… en Crimée. En mars, la Crimée proclame son indépendance, puis se rattache à la Russie après référendum. À l’est, des séparatistes pro-russes proclament la République populaire de Donetsk, et celle de Lougansk.
2014 : la Guerre du Donbas commence, entre les forces armées ukrainiennes, qui veulent récupérer ces territoires, et les séparatistes. Celle-ci fait alors environ 10.000 morts (14.000 à ce jour). 2 millions de personnes fuient la région, dont 250.000 vers l’UE, et 350.000 vers la Russie. L’UE obtient son accord de libre-échange avec le nouveau président.
Comme d’habitude, les États-Unis et la Russie donnent un coup de main aux deux camps antagonistes : CIA d’un côté, société privées de mercenaires de l’autre, et on s’en doute déjà à l’époque (lire par exemple cet article du Point).
2015 : Accords de Minsk II Les chefs d’État de Biélorussie, Allemagne, France, Russie et bien sûr Ukraine se réunissent et décident un cessez-le-feu, qui fait baisser l’intensité du conflit… qui s’éternise tout de même.
Les séparatistes continuent de se considérer indépendants, et de fait, des États se forment, produisant leurs propres passeports, administrant une petite partie du territoire revendiqué avec leur propre gouvernement, drapeau, etc.
2018 : Alexandre Zakhartchenko, officier et surtout président de la Rép. populaire du Donbas, est assassiné dans un attentat à la bombe à Donetsk.
6/7 – L’UKRAINE VERS L’OUEST 2019
Petro Porochenko, le président pro-Occident depuis 2014 si vous avez du mal à suivre, se vautre à son tour aux présidentielles, face à la surprise Volodymyr Zelensky, actuel président.
Zelensky président
Un parcours fou : citoyen lambda, acteur de série TV qui venait de jouer… le rôle d’un quidam devenant président d’Ukraine un peu par hasard. Le type a joué de manière prémonitoire sa propre histoire, oui. Avec un parti portant le nom de la série !
Celui-ci est élu sur un discours que d’aucuns qualifieraient de « populiste », opposé à la corruption des politiciens (le président sortant traîne d’ailleurs des casseroles), démocratie directe, etc. Son parti s’appelle donc comme la série : « Serviteur du peuple ».
Son image est rapidement écornée, on lui reproche d’être manipulé par tout le monde ; il nomme des pro-russes à certains postes-clefs, et est accusé dans les Pandora Papers d’avoir entretenu et créé des sociétés écrans servant à de mystérieux transferts d’argent. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, Zelensky ne suit pas du tout une ligne pro-russe, et souhaite un rapprochement très clair avec l’UE et l’OTAN. Pourquoi donc ? Parce que Zelensky sait que la Russie pourra vite se balader à l’est de l’Ukraine. En menaçant de rejoindre l’OTAN, il essaie de repousser les ambitions russes hors de son territoire, ou tt du moins d’obtenir un soutien américain et européen.
7/7 : LA CLEF : NORD STREAM 2, 2018-2021
De son côté, la Russie achève son gazoduc Nord Stream 2, de sa société Gazprom, la reliant à l’Allemagne par la mer, doublant sa capacité de transit de gaz naturel vers l’Europe par cette route.
Quel rapport avec l’Ukraine, me direz-vous ? C’est très simple : Nord Stream 2 doit permettre à la Russie de ne plus dépendre du gazoduc classique menant son gaz en Europe via… l’Ukraine.
Quel intérêt ? Plusieurs : une économie de 2 milliards d’euros annuels, 3 milliards d’euros de manque à gagner pour une Ukraine pro-Ouest, et surtout : une liberté stratégique retrouvée.
En effet, la vente de gaz russe à l’Europe est vitale pour Moscou. En plus d’être une manne financière, elle est surtout un levier conflictuel d’envergure, puisqu’elle rend la Russie indispensable à l’Europe. Problème : l’Ukraine, sur le chemin du gazoduc « classique », peut fermer le robinet si elle le souhaite… De toute façon, les risques de dégâts collatéraux sur le gazoduc — lors d’une intervention russe à l’est de l’Ukraine — pourrait flinguer l’économie russe. Ce levier peut donc devenir une faiblesse, un flingue sur la tempe de la Russie, empêchant celle-ci de venir embêter l’Ukraine pro-Ouest en allant soutenir les républiques populaires séparatistes, ce qui est toujours l’objectif russe.
L’Ukraine disposait donc d’un moyen de pression rendant impossible tt soutien russe direct aux séparatistes, en ayant la possibilité de fermer les vannes en cas d’agression ; capable d’asphyxier d’un coup les ventes de gaz russe à l’étranger, et donc les finances russes. L’Ukraine est donc directement menacée par la Russie avec ce nouveau gazoduc Nord Stream 2, et le bras de fer continu depuis 1991 risque de reprendre violemment entre Américains et Russes.
2019 : comprenant le danger, Donald Trump impose des sanctions à toutes les entreprises participant au chantier du gazoduc, et menace même de ruine financière les maires des villes (allemandes !) par lesquelles il passe (via ses sénateurs).
Juillet 2021 : L’administration Biden finit par céder, face à une Allemagne qui tient bon, et une Russie déterminée à finir son gazoduc, moyennant des promesses économiques américaines pour l’Ukraine à la clef, bien faibles face à la menace pesant désormais sur elle.
(L’Allemagne meurt, sans ce gaz ; c’est très simple. Si jamais vous vous demandiez pourquoi elle ne semble pas du côté américain.)
Peu après, Nord Stream 2 est mis en phase de test, bien loin des Ukrainiens (Courrier International). Considérant que la Russie a aussi passé de nombreux accords de vente avec la Chine, le gaz russe semble désormais proche de la sécurité et plus rien n’empêche Poutine d’aller soutenir directement les républiques séparatistes.
Avant Nord Stream 2, pour résumer, les Ukrainiens n’avaient pas à craindre une invasion russe de soutien aux républiques séparatistes, pour d’éventuelles indépendance définitives, voire davantage (annexions, comme la Crimée). Mais maintenant que Nord Stream 2 est achevé… les Russes arrivent. (Probablement aussi « tard » pour éviter la raspoutitsa : la boue d’hiver qui se forme là-bas, capable d’embourber n’importe quel char). Façon, donc, de prendre un avantage décisif dans le bras de fer qui les oppose aux Américains concernant la maîtrise de l’Ukraine, bras de fer qui a déjà dépassé tout cadre juridique normal depuis bien longtemps, d’un côté comme de l’autre.
ÉPILOGUE
Joe Biden a récemment menacé la Russie d’entraver la route de Nord Stream 2 en cas d’invasion de l’est ukrainien. Difficile de savoir ce que les Américains peuvent vraiment faire, surtout que l’Allemagne y tient, à ce gazoduc.
L’Allemagne, vous l’avez compris, dépend trop du gaz russe, et a une armée extrêmement réduite. La France, quant à elle, n’a pas les moyens de s’engager dans un conflit à haute intensité, car elle manque de tout d’un point de vue quantitatif. L’Angleterre est dans la même situation. Enfin, les Etats-Unis, seule puissance capable de stopper la Russie, préfèrent sans doute éviter une troisième guerre mondiale juste pour sauver un bout d’Ukraine. Tout cela se dirige donc vers une victoire russe, dans le bras de fer avec les Américains pour l’Ukraine, mais à quel prix ?
L’Ukraine demande un arrêt de l’exploitation de Nord Stream 2, ce qui rendrait à nouveau les Russes dépendants du gazoduc passant par l’Ukraine, et mettrait donc en péril leur opération à l’est. Mais l’Allemagne risque d’en souffrir énormément… En face, la Russie diversifie tant qu’elle peut son économie afin de ne plus dépendre de ses exportations de gaz et de pétrole, et de résister aux sanctions extérieures.
Voilà, comme d’habitude j’ai été plus long que prévu, mais je me suis jugulé, sincèrement. J’ai écarté beaucoup d’autres tenants et enjeux pour ne pas m’éterniser. Tout cela n’est qu’une porte ouverte vers des approfondissements.
✍️ L’auteur de l’article : @phil_mcnaughton écrit des threads sous pseudonyme sur Twitter. Hors ligne, il est professeur d’Histoire, Géographie et Sciences politiques dans un lycée lyonnais. Pour retrouver la version originale du fil que vous venez de lire, c’est là.