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Nos minutes suspendues – Flint Dimanche 52

Nos minutes suspendues – Flint Dimanche 52

Bon, je ne sais pas où tu en es toi du couvre-feu/confinement/vacances/blasé/déprimé/ »ça va ça va », mais moi je suis en mode retour de demi-vacances. Les demi-vacances est un concept un peu pourri qui veut dire : je prends des vacances mais je travaille quand même mais moins. Le tout est de parvenir à te reposer sans être stressé parce que tu travailles quand même un peu. Je ne sais pas si tu fais ça toi aussi. Si tu ne connais pas ce concept, je te préviens tout de suite : c’est un peu comme manger un bon plat tout en sachant que tu as ton train dans 15mn.

Je ne suis pas sûr que dans le concept de demi-vacances, par exemple dans sa version 30% travail, 70% vacances, tu te reposes vraiment 70%. Je dirais que tu te reposes pendant 50% de ta journée, tu travailles 30% et tu PENSES au travail les 20% restants. Bon, j’adore mon travail, ma copine me dit même parfois qu’elle a l’impression de lire Flint Dimanche quand elle discute avec moi et que ça peut être super énervant (genre : « mais tu as vérifié ce que tu dis sur l’origine du guacamole ? Tu es sûre que tes sources sont fiables ? ») (l’enfer). Tu me diras comment tu vois les choses, mais se reposer, pour moi, c’est d’abord arrêter d’enfermer mon temps dans un bocal. C’est laisser le temps se dérouler, au bord d’un livre d’une promenade, d’un baiser ou d’un repas, c’est suspendre mon souffle dans le glissement de l’aube, le glissement de mes doigts sur un arbre, et voir ce que tout ça donnera à la fin de la journée. Quand je me repose vraiment, mon cerveau se met à fonctionner différemment. C’est dans ces « pertes de temps », que je tire mes meilleures inspirations. C’est à dire, au final, du sens.

La semaine dernière, je suis allé voir la croix forgée par mon grand-père, il y a longtemps, à l’angle abandonné d’une rue de Marseille. Comme un signe du passé. L’ancre d’un entrepreneur qui était aussi un poète et un artiste. Trois jours après mon passage, mon père recevait cette lettre étonnante d’un de ses amis d’enfance :

Ce matin j’ai fleuri d’un bouquet de tulipes blanches la Croix de l’église de La Rosière.
J’ai laissé parmi ces fleurs un mot: « Cette Croix a été forgée par Monsieur Férréol Raphaël »

La vie est jolie.

La semaine dernière, j’ai également reçu beaucoup de lettres de lectrices et de lecteurs. Je ‘avais demandé de partager un moment de ta vie : tes plus belles minutes, ou les plus intenses, tes minutes suspendues comme l’écrivait le poète Christian Bobin, c’est à dire celles qui donnent à notre vie toute sa valeur.

Ces lettres sont tout magnifiques, certaines m’ont bouleversé. À commencer par celle d’Amandine, qui te parlera sans doute. J’ai donc décidé d’en partager quelques-unes avec toi ce matin et j’ai pris le temps d’illustrer chacune d’entre-elles par un petit dessin maladroit fait avec mes petits mains d’entrepreneur maladroit. Alors assis-toi confortablement, je t’emmène en voyage au pays des minutes suspendues !

Amandine et le point de bascule

J’étais en Australie, dans une ville qui s’appelle Port Elliot, dans le South Australia. Je faisais du volontariat dans une auberge en échange du gîte, et je profitais ainsi du cadre incroyable : l’auberge était dans une magnifique bâtisse qui se trouvait sur une pointe, quasiment encerclée par l’océan. Il y avait un sentier de randonnée qui faisait le tour de cette pointe et qui donnait tantôt sur la plage, tantôt sur des rochers et des étendues sauvages. Cette marche, je la faisais très souvent. Là, au bout du monde, toute seule, à 22 ans, je passais pas mal de temps seule et je me sentais si bien. Pour la première fois depuis des années, je savais que j’étais là où je devais être.

Il y a un moment précis que je n’oublie pas et qui m’est tout de suite apparu en lisant ton mail : j’étais sortie faire le tour de la pointe, un soir. Il faisait nuit. Tout était désert, le monde m’appartenait. Soit dit en passant, il n’y a qu’en Australie que j’ai pu me sentir aussi à l’aise dehors, à sortir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, sans craindre de faire une mauvaise rencontre. Je m’étais arrêtée en plein milieu du sentier, en haut des rochers, l’océan en contrebas, et j’ai senti au plus profond de moi-même qu’il y avait une part de moi contre laquelle je m’étais battue toute ma vie qui était finalement la seule et unique que je devais écouter. Vraiment, ça a été une évidence : l’impulsivité dont je fais toujours preuve, mon envie de toujours bouger, partir, de ne jamais m’installer dans quoique ce soit de définitif, c’était moi. Ce n’était pas quelque chose que je devais combattre, c’était juste moi, et je devais l’assumer.

C’était il y a deux ans, et je me bats toujours contre moi-même à ce sujet. Cet instant de certitude, de révélation, si j’ose dire, a vite laissé place à un retour à la normale de la vie, quand je suis rentrée en France. Et alors que je traverse une période où je me sens comme au bord d’un précipice, où j’ai envie de partir de nouveau mais que cette certitude me manque pour sauter le pas, ton mail arrive. En lisant ces lignes, et plus précisément le passage sur le fait que ces moments-là éclairent le présent et l’avenir, j’ai eu ma certitude. Parce que c’est ce moment qui m’est tout de suite apparu, sans que j’ai eu à y réfléchir. Ca a été tellement immédiat et naturel qu’il n’y a plus de place au doute : ce sont ces minutes suspendues qui sont la réponse à toutes mes questions. Heureusement, ce soir-là, en rentrant à l’auberge, je me suis précipitée sur mon carnet pour écrire ce qui m’était passé par la tête. Après avoir envoyé ce mail, je vais aller relire ces lignes.

C’était un peu long, alors voilà comment je résumerais toute cette histoire : cela fait un moment que je n’ai plus confiance en ce que je veux ou ce que je pense vouloir, et jusque-là je n’avais pas la clé pour accéder à la solution qui, d’après ce qu’on lit partout, « est au fond de soi ». Mais là, en lisant ton mail, j’ai su immédiatement, intuitivement, à quel moment je m’étais sentie la plus en phase avec ma vie. Elle est là, la clé.

Alors merci. J’avais besoin de quelque chose pour éclairer mon présent et mon avenir, et here it is, dans le Flint Dimanche envoyé pendant tes vacances.

Emmanuel et la suite de la vie

Je me souviens d’un soir assis à même le sol avec un cd et la lumière du soleil qui décline créant cette belle couleur orangée pour m’apporter un moment de paix où tout est en harmonie.
Mon premier baiser qui m’a ouvert un monde de repos et permit de comprendre qui j’étais et qui j’attendais pour la suite de la vie.
Un goûter avec une amie et sa fille dans un parc à la voir s’émerveiller de toutes celles et ceux qui passaient dans l’allée du parc.
Finir le marathon de Paris avec cette sensation d’avoir trouvé l’équilibre entre l’esprit et l’effort physique…
Et d’autres à venir donc…

Patrick sur la route

En marchant sur une route perdue de Bosnie, vers 1978, alors encore en Yougoslavie, un pays de primitifs comme m’avait dit un prof de l’université de Belgrade.
Je venais de passer 3 jours chez des inconnus qui m’avaient accueilli avec joie, on ne mangeait pas très bien, des haricots, un peu de lard et beaucoup de piments.
Pour le jour de mon départ, il m’ont donné un poulet croustillant à souhait. Je me revois sur cette route en chantant à plein poumons : Hit the road Jack, en claquant des doigts.

Nicolas et la fleur sans « r »

Les plus belles minutes de ma vie, je les vis actuellement à chaque fois que mon fils cueille une petite fleur du jardin, la prononce sans -r tout en la ramenant à sa mère.

Cela permet de faire le tri sélectif des paroles et des actes (in)utiles et éclaire d’un beau jour le sens de la vie… Tout est déjà inscrit dans les gènes des générations à venir.

Dominique et la résonnance

La naissance de ma fille, longue, très longue. Je n’oublierai jamais (sauf à devenir azheimer ou sénile…) le regard de ma fille, notre premier échange. Nous découvrant. Cela a été magique. Un moment comme aucun autre.


Et puis un autre temps, moins magique mais très important pour moi aussi :
La victoire en championnat de France de Rugby venue clôturer ma carrière dans ce beau sport, un moment assez indescriptible où tu comprends pas grand chose, je me souviens m’être assise sur l’herbe, j’avais mal partout, et j’ai attendu en observant mon environnement, vu mes copines, car à ce moment là il y a une espèce de convergence qui explose et qui emmène avec elle tout ce qui a pu te mettre en discordance à un moment.

Avec le recul tout ça me fait dire que ce n’est pas le temps qui passe mais nous qui passons. De l’importance du souvenir.

Guy et l’irrationnel

Les plus belles minutes de ma vie ?
La naissance de mon fils, j’ai réalisé ensuite que j’aurais du être obstétricien .. je passé d’une abstraction à une réalité de manière aussi brutale, heureuse que belle.


Mes minutes suspendues ?
À Lourdes, une communication non verbale avec des personnes invalides, des gestes, des regards, des échanges par présences, des proximités inattendues …


Durant lesquelles je me suis senti le plus en phase avec ma vie ?
Chaque fois que j’apprends, que je reçois ou que j’offre. La recherche du bonheur idiot (celui vanté par les pubs) m’intéresse moins que de mieux comprendre le monde. Par exemple, parler avec un architecte de quatrième ou cinquième dimension. Titiller le rationnel pour accéder à l’irrationnel …

Et finalement, jouer avec des enfants.

Bruno et le Napoléon

La séquence que j’appelle souvent, c’est celle d’une plongée en Égypte sur le site d’Elphinstone. Avec une immersion négative (tu te mets à l’eau par une bascule arrière du zodiac et tu t’immerges immédiatement sans pause en surface pour ne pas te faire emporter par le courant) je commence la descente en contrôle des paramètres de ma plongée. Et de mes oreilles. Devant nous, un magnifique Napoleon qui nage vers la palanquée. Il est aussi gros que moi. Je m’équilibre et me laisse couler vers lui. Il ne se déroute pas. Nous allons nous frôler. Je mets ma main devant moi, grande ouverte comme pour le caresser sans y croire. Il me frôle et vient se frotter à ma main. Un souvenir magique de la beauté du monde. Pas celui des hommes, celui de la nature. La plongée c’est la vrai vie !

Adélaïde sous la tente

Mes minutes suspendues naissent souvent après un long effort physique.


Un effort qui m’emmène loin, en pleine nature, à pieds parfois, à vélo souvent. Et après une nuit sous la tente, quand je me réveille en ayant un peu froid, un peu engourdie, courbaturée, avec les premiers rayons du soleil et les oiseaux qui piaillent, tout est limpide, le joie s’invite, le temps se suspend. Les odeurs fraiches de ces matins là sont des bouées.

Olivier et le moment renversant

Je sais que ce n’est pas exactement le type de réponse que tu attends, tu la trouveras peut-être même hors sujet, mais moi, les minutes les plus belles et intenses de ma vie je les ai vécues quand j’ai vraiment failli mourir.


Il était très tard, j’étais fatigué, en voiture, je me sentais mal, et au lieu de tourner à droite pour rentrer chez mes parents j’ai continué tout droit. J’ai mis la musique à fond, j’ai roulé à fond, freiné à fond, je pense même avoir fermé les yeux à certains moments. A la recherche de sensations pour je ne sais quelle raison. Et à un moment, la voiture a décroché en sortie de virage.


Impossible de la récupérer, elle chassait de plus en plus. Je me suis dit que si quelqu’un arrivait en face c’était la cata alors j’ai freiné. C’est là que j’ai vu quelque chose juste devant moi, de l’autre côté du pare-brise, comme une ombre ou un petit nuage de brume, je ne saurais jamais ce que c’était. Mais ça m’a fait très peur. La voiture a comme rebondit violemment et s’est retrouvée à l’arrêt sur le flanc gauche.


Je me suis dit « ouf, rien de bien grave, j’ai eu de la chance, juste à remettre la voiture sur les 4 roues et ça ira ». Sauf qu’au moment d’éteindre le contact j’ai vu que mes bras étaient couverts de sang. Le volant, le tableau de bord, tout était rouge. Et impossible de savoir d’où je saignais, il y en avait partout. Et impossible d’ouvrir les portes ou de briser une vitre avec mes coudes ou mes poings. J’ai cru que j’allais saigner à mort dans cette voiture.
J’ai mis un peu de temps à me rendre compte que je pouvais klaxonner pour « appeler » à l’aide (quoi qu’en rase campagne…) et que fort heureusement, sur cette voiture un peu anciennes les vitres s’ouvraient manuellement.


A ce sujet, si jamais un jour quelqu’un devait se retrouver coincé dans une voiture, les appuis-tête se retirent toujours et font de très bons brise-vitres 😉


J’ai donc pu m’extraire de la voiture, et un habitant du lieu-dit d’à côté a entendu le crash et le klaxon et a déboulé dans sa voiture en pyjama.


Le reste de l’histoire importe peu, si ce n’est que le gendarme m’a dit que la voiture avait fait un beau tonneau et que j’étais passé à 10cm de m’encastrer dans un petit bloc en béton dans le fossé qui ne m’aurait laissé aucune chance (les traces de pneus en témoignaient).
Mon ange gardien devait bien être là ce jour-là.


Toujours est-il que ce soir-là, mais surtout le lendemain, avec mes 17 points de suture, mon coup du lapin et mes courbatures, je ne me suis jamais senti aussi VIVANT, heureux et euphorique de toute ma vie.


Alors je suis bien conscient que l’adrénaline a peut-être beaucoup joué. Que ta question se portait probablement plus sur l’émotion que sur la chimie du corps humain. Mais toujours est-il que ça m’a fait comprendre que sans le savoir, j’ai toujours recherché et je recherche toujours ce « shoot » de vie que je n’ai vécu que dans les moments où j’ai vraiment cru la perdre (cette histoire étant le paroxisme à ce jour).

Voilà. Des lettres comme celles-ci, il m’en reste encore. Si tu veux, on continue, on pourrait en faire une rubrique dominicale. Des moments partagés ensemble. Pas forcément suspendus. Des découvertes, des réflexions, des respirations.

Un journal suspendu

Avoir une bonne hygiène informationnelle, ce n’est pas seulement faire le tri entre les informations, c’est aussi apprendre à aérer son esprit. Développer son esprit critique, mais aussi son empathie. Affuter sa curiosité sans pour autant s’éparpiller. Chacun développe sa propre recette. J’aimerais bien connaître la tienne. Ce journal du dimanche pourrait aussi servir à ça.

Je te laisse avec ces mots de Frédéric :

Je ne vais pas répondre à ta question de la semaine sur les moments particuliers d’une vie. Je risquerai de faire plus long que mes articles de blog, et ça me prenait des nuits entières… Mais ça m’a déclenché quelques minutes d’introspection, une foule de sensations, et je ne sais pas les résumer en quelques mots avant le sommeil. Mais je te lis aussi pour ça : tu provoques toujours des penseés qui me sortent du ronron intellectuel, tes messages sont toujours des invitations à procrastiner, et j’y excelle (mais c’est utile à mon équilibre mental). Bref, tu es une des sources d’élargissement de mes réflexions, une de celles que j’aime suivre. Je ne peux pas t’être d’une grande aide, mais je souhaite beaucoup de succès à ton (notre ?) entreprise.