23-05
Flint Production
La Cancel Culture comme si tu n’y étais pas – Flint Dimanche 63
Tu te demandes peut-être (ou pas) pourquoi tu n’as pas reçu de lettre dimanche dernier. Alors c’est une excellente question, et je vais te raconter ce que j’ai fait dimanche dernier. Tout d’abord, je n’ai rien fait. C’était le pont, j’avais besoin de reprendre quelques neurones en liberté qui s’étaient échappés et ça m’a fait du bien de ne rien faire. Ensuite, j’ai supprimé 3000 abonnés à Flint Dimanche. Du coup je suis passé d’un bon 15000 abonnés à un ridicule 12000. Je ne sais pas si c’est super marketing ce que j’ai fait mais me suis dit que ça faisait du bien de faire le ménage de temps en temps. Bon je n’ai pas supprimé 3000 comptes au hasard, j’ai enlevé ceux qui n’avaient pas ouvert la lettre depuis trèèèèès longtemps. Comme ça je ne les embête plus, et j’améliore mes statistiques de ce qu’on appelle le « taux d’ouverture » (c’est à dire le pourcentage de personnes ayant reçu ma lettre et qui l’on ouvert vraiment) et tout le monde est content. Voilà, ça c’était pour le nettoyage de printemps, de mon cerveau et de la base abonnés.
Je me suis dit aussi que la qualité ça n’était pas forcément la quantité. Et que si je voulais la maintenir, à part me transformer en Jean-Paul Sartre (hum) (vraiment?), je pouvais aussi prendre plus de temps. Donc je me suis dit que la lettre du dimanche allait se transformer en « la lettre d’un dimanche sur deux », le temps que je me transforme en super écrivain.
Voilà.
Sinon ce matin je voulais te parler de la Cancel Culture. Enfin, non pas vraiment, je n’ai jamais voulu t’en parler parce que c’est le sujet le plus casse-gueule de la planète. Mais, vois-tu, la semaine dernière, j’ai été invité à venir en débattre sur le plateau de la chaîne d’infos FranceInfo. Je n’avais pas du tout envie d’y aller de peur de me prendre les pieds dans le tapis médiatique et en même temps j’avais bien envie d’y aller parce que c’est important de parler à la télé pour faire connaître Flint. Et puis je crois que j’ai pris aussi ça comme un défi. Je me suis d’abord dit « Oh merde« , et puis après j’ai dit « Oui, avec plaisir« .
(Je te propose du coup d’illustrer cette lettre avec des captures d’écran de mon intervention télévisée au cours de laquelle j’ai essayé de rester digne tout en étant hyper stressé).
Puis, dans un état de panique totale j’ai demandé à Mathilde Saliou, notre journaliste chez Flint, de m’aider à creuser la question. Après quelques heures de recherche elle m’a dit « Mais il n’y a absolument rien derrière cette polémique ! ». Je lui ai répondu « Mais si« . Elle m’a répondu « Mais non« . J’ai répondu « Mais si« , et en fait c’est elle qui avait raison. Enfin, je veux dire : on ne peut pas conclure qu’il n’y a « pas de sujet », puisqu’on en parle, sauf que le sujet c’est peut-être justement ça : le fait qu’on en parle sans trop savoir s’il y a un sujet. Tu me suis ?
Par exemple, peux-tu me donner une définition de la « Cancel Culture » ? Seuls 11% des Français y parviennent à peu près, même si on est pas certain que tout le monde ait la même définition. La principale raison est que personne ne se revendique de la Cancel Culture. Ce mot a émergé, on ne sait pas exactement quand, entre 2014 et 2016, sans doute sur Twitter, pour critiquer une pratique qui consiste à pourrir quelqu’un sur les réseaux sociaux jusqu’à ce qu’il ou elle soit inaudible ou qu’il ou elle s’excuse. Si possible une personnalité.
D’autres te diront que c’est autre chose : par exemple la tendance que « certaines personnes » auraient à vouloir supprimer de notre culture, de notre langage, ou de notre patrimoine, tout ce qui pourrait offenser une minorité (ou alors, pas une minorité, mais une population sous représentée au sein de l’élite d’un pays, comme les femmes par exemple). Le problème est que tout est dans le « certaines personnes ». Qui sont-elles ? Combien sont-elles ? Quels sont leurs réseaux comme dirait Le Point ? Peut-on relier toutes ces histoires entre-elles ? Est-ce que ça ne serait pas encore un coup de ce sacré Bill Gates ? Qu’en penses-tu ?
Reste encore un peu avec moi, si tu veux bien, tu vas découvrir que cette polémique autour de la Cancel Culture est en fait un vrai cas d’école pour qui essaie de se forger une opinion dans le chaos de l’information.
Là, tu pourrais m’arrêter tout de suite dans mon élan méga tatillon : ok ok, on n’est pas sûr de la définition, ni du fait qu’il s’agisse vraiment d’un courant de pensée, ok. Et on ne peut pas non plus vraiment mesurer cette « tendance », mais enfin mais quand même, c’est énervant tous ces gens qui veulent annuler la culture, non ? Genre déboulonner les statues, interdire des pubs pour Evian pendant le ramadan, changer le titre des « Dix petits nègres », supprimer le « baiser d’amour » de Blanche-Neige, faire taire Taylor Swift (quoique), non mais où va-t-on ? Certes, certes. Tu peux bien sûr avoir un avis sur chacune de ces polémiques, sauf que, hum, on est bien sûr que l’on a voulu annuler la scène du baiser de Blanche-Neige par exemple ? Je veux dire : il y a forcément quelqu’un dans le monde qui pense qu’il faut annuler Banche-Neige, il existe peut-être même quelque part un club des gens qui veulent annuler Blanche-Neige, mais est-on sûr qu’il y a une vraie info derrière cette polémique ? Il se trouve que non. Et ce n’est qu’un exemple.
Tu obtiendras le même résultat avec la polémique autour du titre français du roman d’Agatha Christie, « Les dix petits nègres », changé l’an passé parce que jugé offensant pour les Noirs. Sauf que personne n’a demandé à l’éditeur de retirer ce titre. Ce serait de l’auto-censure alors ? Par peur de la polémique ? Peut-être. Mais dans ce cas la polémique est très ancienne puisque c’est en 1940, soit un an après la sortie du roman aux Etats-Unis, que le titre en anglais « 10 Little Neggars » (soit littéralement « Les 10 petits nègres ») a été modifié en « And Then TheyWwere None » (et en 1985 au Royaume-Uni).
Ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas de cas qui viendrait confirmer ce sentiment que « de plus en plus de gens » demandent la suppression d’une parole ou d’une idée qui ne leur convient pas. Mais c’est justement là où le sujet devient intéressant. On appelle ça le biais de confirmation. Si tu crois par exemple que de plus en plus de gens sont adeptes de la « Cancel Culture », tu risques fort d’en voir des signes à chaque coin de rue, comme quand tu veux acheter une Clio rouge et que tu te mets à voir des Clios rouges partout. Et quand ce biais devient collectif, par la combinaison des réseaux sociaux et des médias qui les relaient, alors on peut voir se former un biais de confirmation géant. Un peu comme le fantôme géant dans Ghostbusters, tu sais.
La « Cancel Culture » est une sorte de mot fourre-tout dans lequel on met un peu tout ce qu’on veut, et surtout ce qui nous angoisse ou nous dérange. Or la colère, la peur ou le dégout, forment justement le carburant principal des algorithmes des réseaux sociaux. Ce qui ne veut pas dire que ce qu’il s’y dit est inintéressant comme d’aucuns voudraient le croire, mais que les algorithmes biaisent leur visibilité. Et comme tout ce qui devient tendance sur Twitter se retrouve sur les plateaux télé, tu comprends le bordel.
Et c’est dommage parce que ce phénomène d’hallucination médiatique nous empêche de voir deux autres éléments qui seraient pourtant bien utiles à nos débats :
Le premier c’est que derrière cette pratique, assez éparpillée et multiforme, de « canceller » l’adversaire se cache une volonté (plus ou moins maladroite, tu jugeras toi-même) de pousser les murs de l’ancien monde de la part de populations se jugeant « invisibilisées » par ce monde (comme les personnes de couleur, les femmes, les gilets-jaunes, ou plus généralement les jeunes générations).
Cette brutalité des débats n’est pas nouvelle. En 1948, Albert Camus évoquait déjà ce problème dans un discours :
« Le dialogue est aujourd’hui remplacé par la polémique, langage de l’efficacité. […] Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent, et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard. Grâce à la polémique, nous ne vivons plus dans un monde d’hommes, mais un monde de silhouettes. »
Le second c’est qu’une société qui ne permet pas la contradiction ne peut pas évoluer, ni maintenir la paix sociale. Il y a parmi toutes les opinions exprimées derrière cet agrégat fantôme de « Cancel Culture » des idées tout à fait intéressantes, que l’on soit d’accord ou non avec elles. Or elles sont inaudibles. Pas à cause d’une quelconque censure (ou alors à cause d’une certaine forme d’auto-censure qui en serait la conséquence) mais par le chaos assourdissant de leur mise-en-scène.
Il faudrait réinventer un territoire où pourraient s’exprimer nos désaccords. En commençant par nous interroger et à nous responsabiliser. Par exemple, on analyse beaucoup, et avec effroi, les acteurs de ces polémiques, comme on observerait les rats de laboratoires qui s’affronteraient dans le labyrinthe de nos guerres civiles inachevées. Ne devrait-on d’abord regarder à qui appartient le labyrinthe ?
Ce labyrinthe, ou plutôt ce théâtre, c’est celui des réseaux sociaux qui en font aussi leur beurre.
La suite est plus personnelle (donc tu peux t’arrêter là sauf si tu veux apprendre des trucs sur Flint)
Nous pourrions aussi être plus attentifs à ce que nous faisons entrer dans notre cerveau. Quand j’y pense je ne suis pas sûr de pouvoir le faire tout seul. Par exemple sur ce sujet, il m’a fallu de longues heures de lectures et de discussions pour mettre de l’ordre dans mon esprit. C’est à ça que j’aimerais que Flint serve : travailler ensemble à garder la tête froide, pour nous aider à nous ouvrir aux idées nouvelles et dérangeantes. Même quand elles sont exprimées de façon radicale. Même quand elles ne semblent dictées que par l’émotion. Parce que c’est peut-être justement l’émotion, c’est à dire ces passions qui nous affaiblissent autant qu’elles nous grandissent, qu’il nous faut assumer pour faire société.
La nouvelle plateforme que nous lancerons en juin ira dans dans ce sens. C’est à dire : renouveler notre rapport à l’information. Nous émanciper des médias et des réseaux sociaux en mariant intelligence artificielle vertueuse et intelligence humaine collective, pour nous enrichir sans nous encombrer.
Je ne suis pas complètement sûr de moi, et je sais qu’on nous regarde peut-être encore comme un acteur bizarre et sympathique.
Mais je rêve d’une chose, (ou plutôt : nous rêvons d’une chose, puisque nous sommes désormais une dizaine) : construire avec toi l’outil d’information qui nous aidera demain à affronter les défis de l’avenir. Citoyens comme décideurs. Pour peu qu’on nous donne les bons outils pour nous informer, et suffisamment d’inspiration pour rêver, maintenant que tout ce savoir collectif est sur la toile. Il nous faut juste apprendre à faire le tri et à penser par nous-mêmes. Comme nous avons appris, ces vingt dernières années, à faire attention à notre alimentation et à exiger toujours plus de l’industrie agro-alimentaire..
C’est tout pour aujourd’hui ! Si tu veux me voir essayer de sortir quelque chose de compréhensible et de nuancé sur ce sujet prise de tête qu’est la Cancel Culture sur le plateau de France Info, tu peux cliquer ici.
Ce billet est un extrait de la lettre hebdomadaire « Flint Dimanche », qui explore avec toi comment nous pouvons mieux nous informer dans un monde rempli d’algorithmes. Pour la recevoir, abonne-toi à Flint ici. Tu recevras également une sélection de liens personnalisée, envoyée par l’intelligence artificielle de Flint.