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La fatigue, c’est rigolo

La fatigue, c’est rigolo

Bonjour toi,

Toi aussi tu te sens fatigué(e) ? Tu es là, en ce dimanche matin, tu bois ton café et il fait encore nuit (donc déjà un truc en toi te dit que ce n’est pas normal d’être debout puisque c’est encore la nuit), et tu te dis « oulah je suis fatigué(e) moi » (et il y a une raison médicale à ça, entre autres). Et au bureau (enfin ce qu’il reste de ton bureau transformé en écran Microsoft Teams/Zoom avec des faux arrière-plans de bureau modernes et en atelier coloriage pour tes enfants, TOUT LE MONDE te dit qu’il est fatigué. C’est vrai, tout le monde. Tu es d’accord toi aussi non ? Oui ? Voilà.

Même le Parisien l’a mis en Une vendredi matin, repris par toutes les télévisions : « TOUS FATIGUÉS » ! On n’en peut plus ! comme le disent les politiques depuis des années (comme par exemple en 2016, déjà les Français n’en pouvaient plus), alors imagine aujourd’hui, on est au summum de la crête de la crise du n’en plus pouvoir.

Alors moi c’est cette information là qui m’a fatigué. Je vais t’expliquer pourquoi, tu vas voir c’est plutôt drôle. Donc vendredi à la télé, les Français sont fatigués, ça c’est une vraie information qui mérite un sujet au journal télévisé, assorti d’un petit reportage dans la rue avec des gens qui disent « Ah ben oui je suis fatigué ». Tout le monde cite le Parisien qui cite une étude « récente » d’Ipsos, selon laquelle 17% des Français citent la fatigue en premier quand on leur demande leur sentiment actuel. Et là je me dis : « 17%? » Euh, 17% ça fait beaucoup de Français ou pas beaucoup ? Alors je cherche sur Internet et je trouve pas mal d’articles qui citent tous cette fameuse récente enquête avec ses 17%. Donc 17%. Ça ferait donc 83% de Français pas fatigués ou bien (ou plutôt 83% qui ne l’ont pas placé en premier, tu me suis ?) ? Donc j’imagine que si on conclut que les Français sont fatigués c’est parce qu’ils sont PLUS fatigués qu’avant. Par exemple avant c’était 16% ? Tu vois je fais un effort malgré ma fatigue. Alors c’est drôle parce que selon une autre étude moins récente, de mars 2000, c’est 47% des Français, toujours selon l’Ipsos mais pas la même méthode de calcul. Ah mince. Du coup à partir de combien de Français on dit que les Français sont fatigués. Et surtout, qui a lu cette fichue étude avant que tout le monde déclare comme ça, parce que évidemment ça semble aller de soi, que les Français étaient TOUS fatigués ? TOUS voulant dire : 17% ?

J’ai donc passé quelques heures à faire des recherches sur Internet pour trouver cette fameuse étude « récente » et pourquoi tout le monde s’était mis à en parler comme ça vendredi. Voici ce que j’ai trouvé. Et j’ai trouvé ça très fatiguant. Tu vas comprendre.

Évidemment, aucun des articles n’a publié de lien vers l’étude en question, ça serait trop facile. J’y vois deux raisons : soit les journalistes qui ont écrit les articles s’en foutent. Soit ils n’ont pas lu l’étude. Ou les deux.

Quand on creuse un peu, on réalise que la référence vient d’un petit essai publié le 26 novembre dernier par la Fondation Jean Jaurès mais que ce n’est pas une étude. Ce sont des réflexions de gens intéressants sur le sujet. Mais alors d’où viennent ces 17% ?

Eh bien, il vient de l’un des chapitres (page 12) de cet essai, qui cite une étude Ipsos d’octobre 2021 concernant les Français face à l’élection présidentielle de 2022.

Chiffres qui permettent à l’auteur de conclure : « Les Français se sentent donc fatigués« . Cette étude est indiquée en note du chapitre, et s’appelle : « Enquête électorale 2022, vague 2, Fondation Jean-Jaurès, Ipsos, Cevipof, Le Monde, octobre 2021. » Or, dans cette étude, on pose en effet à un échantillon de Français la question suivante : quel est le sentiment qui domine en ce moment ? Et voici les réponses :


Donc, si je lis bien le document officiel :
Incertitude = 39%
Inquiétue = 38%
Fatigue = 37%

Et là je fais deux hypothèses : soit le type qui a écrit le chapitre page 12 de l’essai a fait une faute de frappe (17% au lieu de 37%) et tous les médias l’ont repris sans s’étonner du fait que 17% ça ne veut pas dire « TOUS les Français » (37% non plus mais c’est quand même plus significatif si tu veux). Soit l’étude originelle a fait une faute de frappe et le type du chapitre l’a corrigée. Ce qui n’explique pas pourquoi avec 17% de réponses, il trouvait légitime de conclure que « Les Français se sentent donc fatigués ». Surtout si l’on compare ce chiffre ridicule avec les 47% de mars 2000.

Ça va ? Tu la sens bien la fatigue de la fin d’année ?

Mise à jour 13/11/21 : un journaliste sur Twitter (auteur d’un des articles sur ce sujet) m’a avancé une explication sur cette différence mystérieuse, que l’on peut en effet lire sur le tableau en tout petit et en vert clair (mais j’étais moi aussi trèèèès fatigué). 17% c’est le pourcentage des interrogés qui ont répondu « la fatigue » en premier. 37% ceux qui l’ont placé dans leurs trois premiers sentiments ce qui place la fatigue cette fois en troisième position. Ce qui lui permettrait donc de conclure que les « Français sont fatigués » 😅.

Bon, sinon, au passage, on apprend dans ce petit essai que les Français se sont sentis plutôt plus heureux pendant la crise santitaire qu’avant (et qu’après). Selon une étude INSEE. Je pose ça là.

(Et, encore au passage, si tu veux en savoir plus sur la fiabilité des sondages d’opinion, notamment ceux faits par Internet, tu peux lire cette enquête du Monde ici).


Du coup je te repose la question : est-ce que tu te sens fatigué(e) ? Et si oui comment et pourquoi, mais surtout : par rapport à quand ? Je veux dire, tu te sens plus fatigué(e) qu’en 2000 par exemple ou que l’an passé ? Ou peut-être par rapport à cet été ? Mais par rapport à l’été d’avant ? Mais du coup l’hiver dernier c’était comment ? Mais peut-être que je te fatigue avec mes questions stupides ?

Voilà, il y a plein de choses à dire sur la fatigue, et la bonne manière d’en parler ce n’est pas forcément en esssayant de la comparer ou de la mesurer.

« Tiraillé entre la peur du vide et l’étouffement du trop-plein, (l’homme) est aspiré dans un cercle vicieux : plus il ressent la fatigue, plus, culpabilisé et impatient de retrouver ses aptitudes, il recherchera l’activité pour nourrir son illusion, dans un donquichottisme qui vise à « faire face » coûte que coûte — ce qui ne fera qu’augmenter son épuisement », écrit l’artiste Pascale Roger dans la revue « Etudes »

Et à propos d’artiste et d’épuisement, dans un livre éponyme (qui s’appelle « L’épuisement » donc) l’écrivain Christian Bobin a ces mots assez touchants à travers lesquels il compare le travail des autres à celui de l’écrivain, qui n’est pas un travail justement.

« S’il y a un lien entre l’artiste et le reste de l’humanité, et je crois qu’il y a un lien, et je crois que rien de vivant ne peut être créé sans une conscience obscure de ce lien-là, ce ne peut être qu’un lien d’amour et de révolte. C’est dans la mesure où il s’oppose à l’organisation marchande de la vie que l’artiste rejoint celui à qui on demande de garder la maison, le temps de notre absence. Son travail c’est de ne pas travailler et de veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer dans rien d’utilitaire. »

Je te laisse méditer tout ça.

🧐 Toi aussi, rigole bien avec les chiffres

C’est bien connu, les chiffres, même quand on ne se trompe pas, on leur fait dire un peu ce qu’on veut. Et quand on se trompe, c’est encore plus rigolo. Un autre exemple : comment désinformer à l’insu de son plein gré, mais par cécité cognitive ?

Voici un exemple spectaculaire pointé par deux chercheurs du CNRS, suite à un article du Monde. Le quotidien analyse les chiffres d’une enquête sur les « fractures françaises » pour en conclure que le clivage gauche/droite est de retour. L’article propose une lecture biaisée des résultats qui parait tout à fait cohérente et limpide. Sauf que… ces chiffres disent exactement le contraire, estiment les chercheurs. Vérifie par toi-même !

Le Monde : « À sept mois de l’échéance présidentielle de 2022, le clivage idéologique entre la droite et la gauche reprend des couleurs. C’est, en tout cas, l’un des principaux enseignements de l’enquête annuelle « Fractures françaises », réalisée depuis 2013 pour Le Monde par Ipsos-Sopra Steria. »

Les chercheurs : « Pour toutes ces questions, qu’il s’agisse des proches de la France Insoumise ou du PS, on note une augmentation, souvent considérable, des réponses « de droite » alors que celles-ci augmentent moins fortement, voire reculent dans certains cas, chez les proches de LR et du RN. Il s’est donc produit en réalité au cours des quatre dernières années non pas une accentuation mais au contraire un recul de la « fracture gauche-droite » ». Hum hum…

Les journalistes et les scientifiques ne semblent pas voir les mêmes chiffres. Par exemple, pour le Monde : « concernant l’affirmation « on se sent autant chez soi aujourd’hui qu’avant », la différence est très nette (…) L’électorat socialiste est, quant à lui, divisé : 45 % d’entre eux partagent cette opinion (contre 64 % en 2020, soit une chute de près de 20 points). Au contraire, seulement 29 % des personnes proches de LR et 11 % des sympathisants frontistes partagent cette affirmation. »

Sauf que ces chiffres montrent au contraire un rapprochement ! Au PS, ils sont moins nombreux à le penser, tandis que chez les sympathisants LR, ils sont plus nombreux à le penser qu’en 2020 (+8 points). Donc rapprochement…

Mieux encore : si on regarde l’autre affirmation (que Le Monde ne relève pas), selon laquelle « on ne se sent plus autant chez soi aujourd’hui qu’avant », eh bien le PS est de plus en plus d’accord à (+19) et LR de moins en moins d’accord (-4%) !

Comment est-ce possible ? C’est ce qu’on appelle l’effet « biais de confirmation » (on ne voit que l’info qui confirme ce que l’on pense). Mais c’est aussi l’effet, hum, « biais de formation » : un manque de formation scientifique des professionnels de l’info. L’analyse des données est devenue un élément clé de la compréhension des enjeux économiques et sociétaux. Et une source croissante de désinformation et de confusion. Il faudrait peut-être proposer une formation aux professionnels de l’information, mais aussi en entreprise ! Autre piste de solution : donner accès aux sources ! Aucun lien vers l’étude complète (pourtant hyper lisible et passionnante) n’est proposé.

😍 Participe !

Cette lettre, on l’écrit ensemble !

Tu as peut-être des petits trucs à toi pour récupérer quand tu te sens fatigué. Dis moi comment tu fais, et je le partagerai ici avec les autres. Tu peux répondre à ce message ou m’écrire à benoit @ flint.media, je réponds à tout le monde !

⚙️ Co-construis avec moi le club Flint Business !

Oui, bon, il n’existe pas encore ce club, mais je suis en train de le construire petit à petit. Je fais toujours comme ça, je teste, j’apprends.

L’idée est de faire se rencontrer les utilisateurs professionnels de Flint, ceux qui sont abonnés à l’une des versions payantes. Et en particulier ceux qui ont un abonnement à la nouvelle version entreprise, « Flint Business« . Tu ne le sais peut-être pas, mais cette dernière permet d’embaucher plus d’une trentaine de robots spécialisés pré-entrainés sur des tas de sujets passionnants liés à ton activité professionnelle, en privilégiant la qualité ET la diversité des sources.

En guise de préambule, j’animerai donc la semaine prochaine deux sessions d’une heure en visio-conférence, en petit comité, pour co-construire ensemble les prochaines améliorations de Flint Business. L’un des ateliers est complet (celui de jeudi matin), mais il reste encore 5 places pour celui de mardi midi. C’est l’occasion où jamais pour toi de décider de l’avenir de la plateforme, ou bien de découvrir Flint Business, si tu ne le connais pas encore. Et, bien sûr, d’ajouter de nouvelles personnes intéressantes à ton réseau professionnel. Pour t’inscrire, il te suffit de m’envoyer un mail avant ce soir (benoit@flint.media), en écrivant, par exemple : « Je veux bien participer à l’atelier de mardi » et je te ferais parvenir une invitation secrète.

Passe une très belle semaine pas trop fatigante !