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Temps et cerveau: comment notre perception nous fait voyager dans le temps

Temps et cerveau: comment notre perception nous fait voyager dans le temps

Ce matin, Flint te fait découvrir un article de The Conversation, un média d’intérêt général dont les articles sont produits par des scientifiques. Laurent Perrinet, chercheur CNRS en neurosciences computationnelles, à l’université Aix-Marseille (AMU) t’explique comment ton cerveau peut être manipulé par ta perception visuelle, qui brouille les frontières entre passé, présent et futur.

Lorsque nous observons un sablier, lorsque nous fixons notre regard sur les grains de sable qui tombent, nous avons le sentiment que le temps s’écoule de façon continue. Nous pensons qu’il en est ainsi depuis la naissance du monde, et que rien ne peut contredire cette vérité universelle. Pourtant, nos perceptions sensorielles et les neurones qui en sont à l’origine ont une toute autre manière de scander le temps. Une manière subjective et sensuelle, au sens propre du terme.

Ben White/Unsplash

L’exemple de la vision

Pour mieux vous conter ce « temps des sens », je vais prendre l’exemple de la vision. Celle-ci fonctionne de façon immédiate et sans effort, avec un apprentissage rapide, efficace, automatique. Pas besoin de mode d’emploi pour apprendre à voir ! Mais en réalité, le système visuel doit surmonter bon nombre de difficultés pour atteindre cette efficacité. Des difficultés perceptibles dès lors que l’on travaille à un système de vision artificielle, par exemple pour rendre plus intelligent un smartphone ou autonomes les voitures du futur.

Prenons par exemple l’illusion dite du flash retardé. Regardez cette scène : le point rouge défile sur l’écran et vous allez ensuite voir apparaître un flash vert lorsque le point rouge est aligné à la verticale du point vert.

L’illusion du flash retardé

Une majorité d’entre vous va percevoir que la position du point rouge est décalée à droite par rapport au flash, dans le sens de sa trajectoire. Regardez encore : de façon équivalente, le flash est perçu en retard relativement au point en mouvement. Pourtant, si l’on regarde la vidéo au ralenti, on constate que la réalité physique est différente. Ce dispositif simple montre donc qu’au lieu d’être synchronisés, les objets visuels peuvent être perçus à des instants subjectifs différents et « voyager » dans le temps de nos sens.

Le plus étonnant, c’est que cette illusion est universelle, elle est en quelque sorte ancrée dans nos sens. Et elle a bouleversé ma façon d’appréhender le temps. Ingénieur et physicien de formation, je concevais le temps comme une variable externe et immuable : celle qui nous permet de mesurer tout phénomène physique, qu’il s’agisse du mouvement des planètes, d’une activité cérébrale, etc. Alors d’où vient ce « temps des sens » ? A-t-il cette même forme linéaire et continue que l’on a attribuée généralement au temps ? Et en quoi sa définition nous éclaire-t-elle sur les mystères du cerveau ?

Le cerveau, intérieur noir

D’aucuns imaginent la vision comme produisant un « écran lumineux interne ». Mais en réalité, mise à part la lumière qui atteint la rétine, l’excroissance de notre cerveau qui tapisse le fond de l’œil, il n’y a aucune lumière dans le cerveau. Noir complet. Solidement enchâssé dans l’espace hermétique du crâne, le cerveau est protégé de tout contact direct avec le monde externe. À l’intérieur, ses quelque 10 milliards de neurones forment de larges réseaux, organisés sur de multiples échelles – depuis la simple population de neurones, jusqu’au réseau des zones cérébrales.

On sait que toute l’information y circule par des messages électrochimiques distribués sur l’ensemble des membranes des cellules nerveuses. Des messages constamment partagés de neurone à neurone, au sein de chaque réseau, grâce à de nombreuses synapses. Et ce sont ces messages, et seulement ceux-ci, qui créent en vous à cet instant précis l’accès simultané à vos sens, pensées et actions. Reste à découvrir comment ce réseau peut s’organiser dans le temps, et comment les flux d’information sont coordonnés et synchronisés.

À l’échelle temporelle de la perception, il n’existe pas dans le cerveau une horloge centrale donnant un battement synchrone aux différentes parties, à l’instar d’un chef d’orchestre. Preuve de plus que le cerveau n’est pas comparable à un ordinateur. Il faut donc se rendre à l’évidence : comme dans un groupe de jazz improvisant sur un même thème, cette capacité est bien interne au cerveau, et émerge d’interactions distribuées et auto-organisées. Mais quels sont les processus à l’œuvre ?

D’inévitables délais de transmission

Revenons à l’anatomie du système visuel. La physiologie des cellules nerveuses fait que la vitesse de transmission de l’information dans notre cerveau varie sur les différentes voies de transmission pour atteindre au maximum 100 km/h pour les plus rapides. En raison du volume de la boîte crânienne, il en résulte inévitablement des délais de transmission : ainsi une image qui illumine la rétine excite le cortex visuel primaire seulement après 50 millisecondes environ. Là, l’information visuelle est transformée et distribuée vers d’autres aires cérébrales, ce qui requiert environ 50 millisecondes supplémentaires. Enfin, l’information transmise peut générer une activité musculaire et par exemple, induire un mouvement de saccade oculaire après un temps total d’environ 150 millisecondes.

Yarenci Hdz/Unsplash, FAL

Essayons de visualiser ces délais de propagation avec une tache simple. Vous tenez une balle dans la main droite, et vous la regardez tomber dans la main gauche sur 10 cm : sa chute prend environ 150 millisecondes. Sachant que l’image est retardée de 50 à 100 millisecondes dans votre cortex visuel, cela signifie que quand la main gauche a reçu la balle, l’image de cette balle que le cortex reçoit est toujours au milieu de sa trajectoire !

En d’autres termes, à l’instar des étoiles dont la lumière ne nous parvient qu’au terme d’un voyage de plusieurs années, c’est une image passée de la balle qui atteint notre cortex visuel. Pour le cerveau, c’est un vrai problème. Car sachant le délai de la décision à l’action et pour être à même de fermer la main au bon moment sur la balle, la décision doit être prise en amont. L’action future, telle qu’elle est formée au présent, doit donc être construite à partir du passé… Compliqué, non ?

Un casse-tête temporel

Nous voici devant un véritable casse-tête temporel. D’un coté, le temps absolu et externe est inaccessible aux neurones impliqués dans la capture de la balle, exceptés les neurones sensoriels. De l’autre, le temps subjectif et interne est soumis au bon fonctionnement du cerveau et à la synchronisation des informations passées, présentes et futures. Ce problème scientifique semble trop complexe pour pouvoir être résolu…

Prenons du recul : en règle générale, les systèmes physiques se transforment en échangeant de l’énergie et de la matière avec leur environnement. Or dans tout système, d’après le second principe de la thermodynamique, le désordre mesuré par l’entropie se doit d’augmenter. Voilà pourquoi il existe une asymétrie dans l’écoulement du temps, c’est-à-dire une flèche du temps. Résultat, si l’on filme une partie de billard, on trouvera incongru cette séquence si on la projette dans le sens inverse du temps. Reste que parmi tous les systèmes physiques, il est une classe qui a acquis la propriété de remonter cette flèche du temps : le vivant.

robert zunikoff/Unsplash

Par rapport au boules de billard, et plus largement aux systèmes passifs, le vivant correspond aux systèmes dont l’organisation permet de préserver le plus longtemps possible leur structure. Un tel système est donc capable de faire obstacle au flux constant d’aléas imposé par la flèche du temps, en interagissant avec son environnement par divers processus. Ces derniers s’opposant au hasard, on les dit prédictifs. Et en théorie, ils peuvent se superposer et interagir à différentes échelles d’espace et de temps : sélection naturelle pour une espèce, apprentissage pour un individu ou simple prédiction, comme ce qui nous intéresse ici.

Revenons à notre illusion visuelle. Nous l’avons expliquée par les délais de transmission des informations, de l’ordre de 50 à 100 millisecondes, à l’œuvre dans le système visuel. Le système perceptif ferait donc de son mieux pour compenser ce décalage systématique, et prédire la trajectoire des éléments vus. Et l’image d’un point en mouvement serait ainsi projetée en avant par rapport à sa position physique.

La nécessaire manipulation des informations

In fine, notre système visuel ne ferait qu’interpréter l’image transmise par la rétine, pour la rendre plus proche de celle qu’il estime percevoir à l’instant présent : connaissant les délais de transmission de la vision et la vitesse du point, il « manipule » sa position sur sa trajectoire, et fait donc « avancer » le point rouge à sa position présente. Reste toutefois un problème : comment expliquer que le point vert, à l’instant du flash, ne soit pas de la même façon décalé dans le temps ? Autrement dit, d’où vient le différentiel de traitement sensoriel entre le point en mouvement et le flash lumineux ?

Comme nous venons de l’évoquer, notre système visuel est doté de plusieurs systèmes prédictifs s’appuyant sur les informations acquises par l’expérience. Notre cerveau peut en effet apprendre qu’un objet a des chances de suivre une trajectoire cohérente (comme pour la balle ou le point), ou encore que le nez se trouve au milieu de la figure, que la lumière naturelle vient généralement du haut, etc.

L’idée d’un tel cerveau prédictif doté d’une connaissance « a priori » sur la structure du monde parait audacieuse et plaisante. Mais peut-on la formaliser, en faire une théorie mathématique et fournir ainsi un cadre conceptuel unifié du fonctionnement du cerveau ? La réponse est oui, si l’on en croit les recherches du Britannique Karl Friston.

Pour ce neuroscientifique, une théorie d’un cerveau prédictif s’inscrit dans le cadre théorique plus large qu’est celui de la « minimisation de l’énergie libre ». Il s’agit, selon son auteur, d’une « formulation mathématique de la manière dont les agents biologiques résistent à la tendance naturelle au désordre » et « maintiennent leur état dans un environnement changeant ». Pour ce faire, ils doivent minimiser l’entropie, et partant, « la moyenne à long terme de la surprise… », ce qui revient à minimiser l’énergie libre.

Des informations triées pour mieux prédire

En résumé, il est question d’une quantité d’information mesurant le degré de surprise d’un système, quantité qui se mesure tout simplement en bits, tout comme la taille d’un fichier informatique. Et dans ce nouveau cadre théorique, on peut décrire tout comportement (action, perception, apprentissage…) sous la forme d’une minimisation de la quantité de surprise pour en déduire la meilleure direction pour remonter la flèche des aléas. Plus important, le principe de minimisation de l’énergie libre permet de décrire et prédire des phénomènes jusque-là difficiles à expliquer, tant pour le comportement des animaux ou des humains que s’agissant du fonctionnement du cerveau.

Il n’existait pas, toutefois, de modèle explicite du temps des sens. C’est donc ce que nous avons tenté d’esquisser ici. Un tel temps des sens permet d’expliquer l’illusion du flash retardé en différenciant le point en mouvement prédictible et le flash dont le temps d’apparition est imprédictible. Mais il est aussi utile au cerveau pour prédire des trajectoires plus complexes : par exemple, celle d’une balle dont on sait qu’elle va réapparaître après être passée derrière une paroi et devenue temporairement invisible. Avec ce modèle, qui possède un traitement hiérarchique similaire à celui existant entre les différentes aires cérébrales, nous nous ouvrons à d’autres facettes de la représentation du temps dans le cerveau, voire à des formes différentes à la normale, par exemple chez les schizophrènes.

Tissu brodé par une patiente schizophrène. Embroidered Schizophrenia, CC BY

En partant du simple examen d’une illusion visuelle, nous avons pu toucher du doigt les paradoxes temporels auxquels nos sens sont confrontés. Et pour mieux les appréhender, il nous a fallu substituer au temps linéaire et continu du physicien un temps subjectif représentant – à l’instant présent – passé et futur. Pour l’heure, aucune preuve physiologique ne permet de confirmer l’existence de ce temps des sens. Mais les nouvelles générations de scientifiques sauront certainement relever ce défi.

Laurent Perrinet, Chercheur CNRS en Neurosciences computationnelles, Aix-Marseille Université (AMU)

Déclaration d’intérêts : Laurent Perrinet a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR HOR-V1 ANR-17-CE37-0006) et du CNRS (SpikeAI). Cet article n’aurait pas vu le jour sans la journée des « Neurostories«  de la NeuroSchool d’Aix-Marseille Université, ceux qui l’ont fait vivre et parmi eux: François Féron, Alexia Belleville, Jean-Marc Michelangeli, Camille Grasso, Daniele Schön, Anne-Marie François-Bellan, Jennifer Coull, Corine Sombrun et Francis Taulelle.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.