25-02
Flint Production
« Croire », ça veut dire quoi ?
Allez, suite au tweet de la philosophe Juliette Ferry-Danini, on va parler de ce qu’on veut dire quand on dit « croire ».
En français, on a deux définitions qui se battent dans l’usage.
1️⃣ La première, et celle qui est utilisée en épistémologie notamment, c’est que croire, c’est « tenir pour vrai ». Je crois en la théorie de l’évolution, je crois que je suis devant un écran par exemple.
On a tous, selon cette définition, un paquet de croyances. Le terme n’est pas péjoratif, n’a aucune connotation particulière, il sert juste à exprimer qu’on accepte une proposition, qu’on la pense vraie.
Selon cette définition, une connaissance est une croyance particulière, une croyance particulièrement bien fondée, avec une bonne justification. Ce n’est pas juste « je me suis fait un avis », on a des raisons fortes de penser que c’est vrai.
Toute l’épistémologie se base sur cette définition. Pour l’épistémologie, classiquement, une connaissance c’est une « Croyance Vraie Justifiée ». La définition est débattue, mais le mot « croyance » est clairement le plus consensuel des trois.
2️⃣ La seconde définition est péjorative, et somme toute peu utile à mon avis. Les croyances, ça serait croire sans bonne raison. Ça serait le genre de choses qu’on dit quand on dit qu’on croit aux fantômes, aux ovnis.
Selon cette définition, on a deux catégories séparées, croyance et connaissances forment deux types très différents.
Les connaissances, ce sont les choses établies, solides, tandis que les croyances ce sont les choses fantaisistes, sans justification ou mal justifiées.
J’ai pas mal de critiques à faire sur cette deuxième définition.
La première d’abord, c’est que cet usage me parait assez contre-intuitif.
Mettons que vous savez que la théorie de l’évolution est vraie. Est-ce que vous diriez que vous « ne croyez pas en la théorie de l’évolution » ? Moi je n’ai pas envie de dire ça.
Et quand je vois des gens dans cet usage, je trouve qu’ils évitent de le dire, ou s’ils se retrouvent contraint à le dire, ça devient quelque chose comme « je ne crois pas, je Sais ! » (la majuscule est presque audible même sur Twitter)
Du coup, si vraiment vous pensez qu’il y a croyance d’un côté et connaissance de l’autre, pourquoi dire juste « je ne crois pas en l’évolution » vous paraît contre-intuitif ? Vous sentez bien que cette phrase, dite comme ça, exprime quelque chose de faux.
Mais aussi, on utilise le verbe croire dans la vie de tous les jours, pour exprimer juste de l’incertitude : « je crois que j’ai laissé les clés dans mon autre pantalon ». Ici ce n’est pas un problème de mauvais raisonnement ou de foi aveugle.
Vous avez de l’incertitude, mais vous avez de bonnes raisons de penser que vos clés sont là-bas, peut-être parce que c’est quelque chose qui vous arrive de temps en temps et que quand vous retrouvez vos clés, elles étaient dans votre autre pantalon. Ici, on n’est pas dans la croyance considérée comme délirante. On exprime juste ce qu’on pense le plus probablement vrai à cet instant, et on va agir en conséquence.
Et c’est pour ça que croire comme « tenir pour vrai » est une bien meilleure définition : on a besoin de ce concept parce que c’est ce qu’on tient pour vrai qui vient informer nos actions, quelle que soit la justification derrière. On fait avec ce qu’on a à un instant donné.
On n’a pas toujours le luxe d’agir en fonction de connaissances uniquement. La vie est pleine d’incertitudes. Prenez le temps d’observer votre usage du mot « croire », vous verrez que vous le dites pour plein de trucs plutôt solides dans la vie de tous les jours.
Mais du coup, avec cette définition, est-ce que la science est une croyance ?
Ben oui, si vous y croyez ! Mais ça ne change absolument rien pour la science. On a juste élargi la définition de croyance pour en faire un concept utile, et qui du coup englobe la science.
Je suis d’ailleurs très mal à l’aise avec ceux qui s’offensent dès qu’on qualifie la science de « croyance », ou encore de « construction sociale ». Les deux qualificatifs sont juste évidents, et n’enlèvent rien à la force ni à l’autorité des résultats scientifiques.
Pour moi, refuser ces mots c’est sacraliser la science. C’est l’idéaliser. Et je trouve ça très paradoxal de la part de gens qui disent souvent être contre les dogmes.
Du coup pourquoi est-ce que les gens tiennent à cet usage péjoratif ? Parce que c’est un usage rhétorique : ça permet de poser le discours sur les raisons de croire au lieu de la croyance en elle-même.
Après, je pense qu’il y a de bien meilleures manières de le faire.
Déjà parce que disqualifier les croyances de l’autre avec des connotations péjoratives, la discussion part déjà mal. Parce que oui ça se sent dans le discours même si vous êtes poli.
Du coup, juste aller sur le terrain des raisons de croire, explicitement, et en utilisant l’usage courant des mots, ça me semble bien meilleur. Vous n’avez pas besoin de ce genre de subterfuges.
Autre chose qui est un peu mon dada : si les gens croient quelque chose, c’est qu’ils ont ce qu’ils pensent être de bonnes raisons de croire. Croire sans bonne raison, ce n’est pas confortable et probablement impossible.
Après on peut discuter de ces raisons, et ils ont peut être tort de croire que ce sont de bonnes raisons. Mais dans tous les cas, cela se fait de demander ces raisons avant d’utiliser croyance dans un sens péjoratif.
Et je sens venir des objections à base de « croire en Dieu » et de foi.
Normalement quand on dit « je crois en Dieu », on dit qu’on a confiance en Dieu. OK, ce n’est pas clair dans la tête de beaucoup de croyants, mais c’est comme ça que ceux qui ont réfléchi au sujet le disent.
Et il faudra vraiment que je fasse un thread sur la foi un jour, parce que la conception de la foi dans les milieux athées est quand même sacrément déconnectée de ce que vivent les croyants.
Pour résumer, l’usage péjoratif du mot « croyance » est un usage rhétorique, qui sert un discours condescendant, et qui n’apparaît dans aucune littérature universitaire pertinente. Et je ne pense même pas que l’usage soit aussi répandu que ça.
✍️ L’auteur de l’article : @rewpparo est sceptique depuis de nombreuses années, et s’intéresse aux questions d’épistémologie et d’esprit critique en philosophie.