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Le vote utile est-il un problème ?

Le vote utile est-il un problème ?

🗳️ Isabelle Lebon, professeure des UniversitĂ©s, directrice adjointe du Centre de recherche en Ă©conomie et management Ă  l’UniversitĂ© de Caen Normandie et Antoinette Baujard, professeur de sciences Ă©conomiques Ă  l’UniversitĂ© Jean Monnet de Saint-Étienne s’interroge sur ce que reprĂ©sente le « vote utile » et son impact sur une Ă©lection : comment modifie-t-il la perception du paysage politique ? Est-il un problème moral pour ceux qui l’adopte ? Pourquoi forge-t-il des inĂ©galitĂ©s entre Ă©lecteurs ? Comment le type de scrutin influe sur la pression de voter utile ? ÉlĂ©ments de rĂ©ponse des deux chercheuses.

Ă€ la prĂ©sidentielle de 1965, le parti communiste se range dès le premier tour derrière la candidature de François Mitterrand. Le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral Waldeck Rochet justifie ce choix comme Ă©tant celui du vote utile, c’est-Ă -dire « un vote qui pèse rĂ©ellement dans la balance Â». Il s’agit alors d’affaiblir le gĂ©nĂ©ral de Gaulle en le mettant en ballotage et de faire en sorte que son adversaire pour le second tour soit le candidat de l’union de la gauche plutĂ´t que le candidat centriste. Ce plan se rĂ©alise parfaitement, puisque de Gaulle n’est pas Ă©lu dès le premier tour et ne l’emporte qu’à 55,20 % au second tour contre Mitterrand.

Il y a cependant une autre lecture de ce rĂ©sultat : les Ă©lecteurs communistes ont Ă©tĂ© contraints de voter pour François Mitterrand dont, de l’aveu mĂŞme du communiste Waldeck Rochet « les options politiques […] ne contiennent pas toutes les mesures prĂ©vues dans notre programme Â», sachant que « sur certaines questions, nos opinions diffèrent des siennes Â». Les Ă©lecteurs communistes, dont le camp ne l’a finalement pas emportĂ©, n’ont surtout pas eu l’occasion d’exprimer sincèrement leur opinion.

Le dilemme entre un vote d’expression et un vote utile

Certes, le vote utile n’est pas toujours organisĂ© par les partis. Mais beaucoup d’électeurs se trouvent individuellement face au dilemme qui impose de choisir entre un vote d’expression et un vote utile : au premier tour de l’élection prĂ©sidentielle, dois-je voter utile pour que mon vote compte ?

Le vote utile peut ĂŞtre une source de frustration pour les Ă©lecteurs quand il suppose de sacrifier l’expression sincère de sa prĂ©fĂ©rence Ă©lectorale. Il pèse aussi sur la perception et la dynamique du paysage politique. Car au-delĂ  de la dĂ©signation du vainqueur, les scores Ă©lectoraux sont la jauge de l’importance relative des candidats et des sujets qu’ils incarnent, ainsi associe-t-on par exemple un « signal Ă©cologiste Â» au score obtenu par le ou la candidate qui reprĂ©sente ce parti.

La détermination du vote utile s’appuie sur l’information diffusée sur les chances relatives des candidats en lice. Lors de l’élection présidentielle, pendant des semaines, des sondages presque quotidiens conduisent, à tort ou à raison, les électeurs à identifier les candidats susceptibles de se qualifier pour le second tour. Dans certains cas, comme en 2017, les enquêtes prévoyaient des scores très serrés pour les quatre candidats (effectivement) arrivés en tête, si bien que les électeurs pouvaient prévoir que toute voix attribuée à un autre candidat serait par avance perdue.

Aussi la pression du vote utile rĂ©duit-elle l’offre politique en invisibilisant une partie des candidats : ceux qui n’ont aucune chance d’être prĂ©sents au second tour. Il est encore trop tĂ´t pour se prononcer sur le scĂ©nario de la prĂ©sidentielle de 2022, mais la dispersion de la gauche pourrait effacer du tableau tout cette famille politique, dont aucun des candidats ne pourrait espĂ©rer ĂŞtre prĂ©sent au second tour.

Le vote utile n’est pas un problème moral

Le vote utile n’est pas un problème moral. Si voter consister à participer au choix d’un vainqueur, on doit s’attendre à ce que les électeurs votent en fonction de préoccupations stratégiques. Le vote utile est même une bonne option pour ceux qui le pratiquent. La gauche a appris à ses dépens à la présidentielle de 2002 que l’insuffisance de vote utile pouvait transformer une possible victoire en échec retentissant.

En effet, les 600 000 Ă©lecteurs qui se sont exprimĂ©s en votant pour Christiane Taubira au premier tour de cette Ă©lection, envisageaient en majoritĂ© de voter pour Lionel Jospin au second tour ; il a pourtant manquĂ© 200 000 voix Ă  celui-ci pour y accĂ©der. Sans prĂ©sumer d’un rĂ©sultat de second tour qui n’était pas acquis, les Ă©lecteurs qui prĂ©fĂ©raient Lionel Jospin Ă  Jacques Chirac, se seraient ouvert la possibilitĂ© d’un meilleur rĂ©sultat final en votant utile dès le premier tour.

Le vote utile n’a cependant, rien d’un rĂ©flexe automatique pour tous les Ă©lecteurs français : mĂŞme placĂ©s dans une situation Ă  l’issue aussi incertaine que le premier tour de la prĂ©sidentielle de 2017, ils Ă©taient deux fois plus nombreux Ă  s’exprimer en faveur de leur candidat favori distancĂ© dans les sondages – comme nous le montrons dans un article – qu’à se reporter sur un candidat, un peu moins satisfaisant de leur point de vue, mais qui a une chance d’arriver au second tour.

Une source d’inégalités entre les électeurs

Cette situation est une source d’inégalités entre les électeurs. Voter utile nécessite d’être bien informé de l’évolution des sondages, d’y consacrer du temps, de mesurer les enjeux qui existent derrière ces chiffres, et d’y consentir. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les plus âgés, les plus riches et les mieux éduqués soient les plus susceptibles de voter stratégiquement, ainsi que l’a établi une étude réalisée sur plusieurs élections au Royaume-Uni.

Remarquons que les caractĂ©ristiques de ceux qui ne votent pas utile – plutĂ´t jeunes, dĂ©favorisĂ©s et peu diplĂ´mĂ©s – sont aussi celles de ceux de qui ne votent pas ou qui ne sont pas inscrits sur les listes Ă©lectorales : la mal inscription en France touche essentiellement les 18-35 ans, et l’abstention concerne environ deux fois plus les sans diplĂ´mes que les diplĂ´mĂ©s du supĂ©rieur ou titulaires d’un bac, ainsi que les ouvriers plutĂ´t que les cadres. Il faudrait certes confirmer les tendances du vote utile par catĂ©gorie sur les donnĂ©es françaises mais, dĂ©jĂ , cette coĂŻncidence ouvre une piste.

Le vote utile crée un biais social en renforçant la segmentation entre une population qui s’exprime et qui compte, et une population qui, qu’elle s’abstienne ou qu’elle participe au scrutin, ne compte jamais. Le vote utile n’est pas un problème moral mais un problème social. Prendre ce problème au sérieux devient alors une responsabilité essentielle de la démocratie.

Une pression qui varie en fonction des modes de scrutin

La pression du vote utile varie selon les modes de scrutin. Il en existe qui la rĂ©duise en permettant aux Ă©lecteurs de s’exprimer sur chaque candidat. Ces modes de scrutin ne se rĂ©sument pas Ă  de simples constructions thĂ©oriques. Certains sont effectivement utilisĂ©s dans diffĂ©rents pays, comme le vote unique transfĂ©rable mis en Ĺ“uvre depuis longtemps pour les Ă©lections irlandaises, et en cours de dĂ©veloppement aux États-Unis. Les Ă©lecteurs classent plusieurs candidats ; si un Ă©lecteur positionne en tĂŞte un petit candidat, sa voix n’est pas perdue car elle est transfĂ©rĂ©e au candidat qu’il a classĂ© derrière si ce petit candidat est Ă©liminĂ©.

D’autres modes de scrutin considèrent les évaluations sur une échelle prédéfinie que les électeurs donnent à chaque candidat pour désigner le vainqueur. Le jugement majoritaire, qui a été utilisé lors des primaires populaires de 2017 et 2022, sélectionne le candidat qui obtient la meilleure évaluation médiane. Les systèmes de vote par note (dont le plus simple est le vote par approbation), donnent vainqueur celui qui a la somme des notes la plus élevée (respectivement le plus grand nombre d’approbations). Les réflexions sont en cours et l’enjeu est de taille : identifier un mode de scrutin moins manipulable qui puisse être compris et mobilisé par le plus grand nombre, y compris par les plus jeunes, les plus pauvres et les moins éduqués est l’une des clés d’une démocratie inclusive.

DĂ©claration d’intĂ©rĂŞts

Antoinette Baujard a reçu des financements de: IDEXLYON, Université de Lyon (project INDEPTH) dans le cadre du Programme Investissements d’Avenir (ANR-16- IDEX-0005)
Isabelle Lebon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a dĂ©clarĂ© aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.