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Gratuité des transports : comprendre un débat aux multiples enjeux

Gratuité des transports : comprendre un débat aux multiples enjeux

Arnaud Passalacqua est professeur en amĂ©nagement de l’espace et urbanisme Ă  l’UniversitĂ© Paris-Est CrĂ©teil Val de Marne (UPEC). Dans cet article, il s’intĂ©resse au dĂ©bat très polarisant de la gratuitĂ© des transports. Quels sont les rĂ©els objectifs de cette mesure ? Qu’impliquerait-elle ? Et ses consĂ©quences au niveau social, Ă©conomique, politique et environnemental ? Ă€ partir de ce constat Ă©tayĂ©, il souligne l’importance de construire un cadre serein de dĂ©bat, oĂą chaque aspect est pris en compte dans une rĂ©flexion gĂ©nĂ©rale. Élargir le regarde sur la question Ă  l’international, rĂ©flĂ©chir au sens mĂŞme des mots, et mĂŞme revisiter la notion mĂŞme de « transport » sont Ă©galement des pistes de rĂ©flexion pour nourrir ce dĂ©bat, davantage d’actualitĂ© Ă  l’approche des Ă©lections lĂ©gislatives.

La gratuitĂ© des transports fait beaucoup parler d’elle. RĂ©cemment, elle est apparue Ă  plusieurs reprises dans les dĂ©bats de la campagne prĂ©sidentielle : par exemple appliquĂ©e aux transports urbains comme une rĂ©ponse Ă  la tension sur les carburants provoquĂ©e par la guerre en Ukraine, pour Yannick Jadot, ou appliquĂ©e au TGV comme une mesure de pouvoir d’achat pour les jeunes, pour Marine Le Pen. Quand bien mĂŞme la tarification des transports urbains ne relève pas de l’échelle gouvernementale tandis que celle du TGV n’en relève que de façon indirecte par l’intermĂ©diaire de la SNCF.

La présence médiatique de la gratuité des transports est toutefois demeurée plus faible que lors des dernières élections municipales, qui ont vu de très nombreuses listes proposer une telle mesure, comme l’a analysé la chercheuse sur les comportements de mobilité du Cerema Sophie Hasiak.

Depuis le milieu des annĂ©es 2010, la gratuitĂ© est devenue l’un des thèmes majeurs des dĂ©bats portant sur les politiques publiques de mobilitĂ© Ă  l’échelle locale, c’est-Ă -dire celle assurĂ©es par des autoritĂ©s organisatrices. Toutefois, comme pour le tramway au cours des annĂ©es 1990, la gratuitĂ© se trouve aujourd’hui au cĹ“ur de controverses très vives.

Une mesure polarisante

On peut s’interroger sur les ressorts du caractère clivant d’une mesure qui pourtant ne paraĂ®t pas ĂŞtre en elle-mĂŞme susceptible de changer la vie urbaine du tout au tout. Le caractère radical de l’opposition paraĂ®t liĂ© au fait que les transports publics sont un secteur oĂą les investissements sont massifs, qu’ils soient symboliques, supposĂ©s porter l’image de la ville ou l’urbanitĂ© des lieux, comme dans le cas du tramway ou du Grand Paris Express, ou financiers, comme Ă  Lyon, oĂą 492 millions d’euros doivent ĂŞtre investis en 2022, ce que la gratuitĂ© viendrait dĂ©grader.

L’opposition peut aussi se fonder sur l’idée que cette mesure, qui a nécessairement un coût, ne serait pas la plus appropriée pour décarboner les mobilités, ce qui est affiché comme l’objectif central des politiques publiques. Du côté des pro-gratuité, ce sont souvent les revendications venues des groupes les plus radicaux de la gauche qui sont les plus visibles du fait que la gratuité renvoie à un droit à la mobilité, voire un droit à la ville, quand bien même cette mesure est instaurée par des majorités de gauche comme de droite.

Cette polarisation nuit à une compréhension satisfaisante de ce qu’est la gratuité des transports, en particulier du fait qu’elle conduit à poser la question en des termes généraux, souvent abstraits des éléments de contexte qui peuvent donner à cette mesure des sens bien différents, en fonction de la fréquentation du réseau, de son taux de couverture des dépenses de fonctionnement, de la conception de l’offre de transport…

Pour discuter d’un phĂ©nomène, il convient d’abord de le documenter. C’est l’objectif que s’est fixĂ© l’Observatoire des villes du transport gratuit, nĂ© en 2019 avec l’appui de la CommunautĂ© urbaine de Dunkerque et de l’Agence d’urbanisme et de dĂ©veloppement de la rĂ©gion Flandre-Dunkerque (Agur), puisque cette ville est l’une des principales agglomĂ©rations françaises Ă  avoir dĂ©crĂ©tĂ© la gratuitĂ© sur son rĂ©seau. Il s’agit ainsi d’ouvrir le regard sur la gratuitĂ©, au-delĂ  de ce qui est souvent l’entrĂ©e principale des dĂ©bats : le report modal.

Le report modal comme seule clĂ© de lecture ?

Alors que le champ médiatique présente généralement le sujet sous l’angle de la question financière, le report modal est le thème principal des débats dans les publics experts, pour qui la question du financement relève plus de choix politiques que d’une véritable difficulté.

Le report modal, qui pourrait désigner tout changement d’un mode de transport pour un autre, est ici compris comme celui devant voir les personnes se reporter depuis l’automobile vers les transports collectifs.

La question est de savoir qui sont celles et ceux qui constituent la hausse de frĂ©quentation gĂ©nĂ©ralement constatĂ©e après une mesure de gratuitĂ©. S’agit-il d’automobilistes ? De cyclistes ? De piĂ©tons ? Ou de nouveaux dĂ©placements qui n’étaient jusque-lĂ  pas rĂ©alisĂ©s ? Par exemple, le report modal est l’entrĂ©e principale des articles publiĂ©s par The Conversation, signĂ©s des Ă©conomistes FrĂ©dĂ©ric HĂ©ran et Quentin David.

Cette question n’est évidemment pas illégitime. Mais elle pose bien des difficultés. D’une part, elle est difficile à objectiver, puisque la gratuité n’arrive jamais seule dans un contexte urbain qui serait immuable, du fait d’effets démographiques, d’ouvertures de zones commerciales ou de nouvelles aires d’urbanisation.

Les enquêtes ne sont d’ailleurs pas toujours disponibles pour mener des comparaisons. D’autre part, l’objectif du report modal, pour intéressant est rarement atteint par les politiques publiques de transport, y compris les plus coûteuses, comme celles qui ont porté l’essor du tramway. La vision qu’il suppose est assez réductrice, dans la mesure où il reste cantonné à l’offre de mobilité, alors que l’on sait que les leviers sont aussi du côté de la demande, alimentée par la forme urbaine dépendante d’une automobile encore assez peu contrainte.

L’enjeu du report modal croise aussi l’enjeu financier. Si les transports publics sont une activitĂ© qui n’est jamais rĂ©munĂ©ratrice, les rendre gratuits correspond-il Ă  un usage pertinent des deniers publics ? Ces crĂ©dits devraient-ils ĂŞtre utilisĂ©s autrement ? C’est justement ce dont une Ă©valuation Ă©largie doit permettre de juger en complĂ©tant l’entrĂ©e par le seul report modal.

Une nécessaire pluralité des questionnements

Premièrement, au vu de l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des situations, il est primordial d’évaluer les rĂ©sultats attendus en fonction des objectifs fixĂ©s en amont. Or, diffĂ©rents buts peuvent ĂŞtre poursuivis par la mise en place de la gratuitĂ© : intĂ©gration sociale, report modal, dĂ©congestion du centre-ville, attractivitĂ© pour certains publics, distinction du territoire mĂ©tropolitain vis-Ă -vis de ses pĂ©riphĂ©ries, amĂ©lioration du taux de remplissage de son rĂ©seau, attractivitĂ© vis-Ă -vis des entreprises…

La gratuité étant un choix politique, c’est ainsi qu’il faut la comprendre, peut-être y compris dans ce qu’elle peut porter de stratégie personnelle des élues et élus, comme dans le cas de Patrice Vergriete à Dunkerque, qui a construit son premier mandat sur cet enjeu, ou, historiquement, de Michel Crépeau à La Rochelle, à l’heure des premiers vélos en libre-service en 1976, dont le succès lui a permis de s’afficher comme figure de l’écologie politique émergente.

Le maire de Dunkerque Patrice Vergriete s’explique sur la gratuité des bus dans sa ville. YouTube.

Deuxièmement, il convient d’observer l’ensemble des effets de la gratuitĂ© : temps court et temps long, effets financiers et effets sociaux, effets sur les pratiques comme sur les images sociales, effets sur le rĂ©seau comme sur l’urbanisme et l’équilibre territorial en gĂ©nĂ©ral… Ce que l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maĂ®trise de l’énergie) a entrepris, en finançant des Ă©tudes s’intĂ©ressant au groupe social des jeunes ou aux effets de la gratuitĂ© sur les pratiques professionnelles au sein de l’exploitant d’un rĂ©seau.

Dans une approche Ă©conomique, il est possible de porter un regard diffĂ©rent, comme celui des Ă©conomistes Sonia Guelton et Philippe Poinsot, qui se penchent par exemple sur les finances locales des villes Ă  gratuitĂ©, finalement peu mises Ă  l’épreuve par une telle mesure. Dans un contexte oĂą les recettes ne couvrent bien souvent que de 10 Ă  15 % des coĂ»ts d’exploitation, les situations financières des villes Ă  gratuitĂ© et des villes Ă  rĂ©seau payant peuvent d’ailleurs ĂŞtre assez similaires. Il en va diffĂ©remment pour les villes bien plus performantes sur ce critère, comme les agglomĂ©rations parisienne et lyonnaise, qui font toutefois plus figure d’exceptions que de normes en la matière.

Troisièmement, il faut aussi accepter que la gratuité, comme beaucoup d’autres mesures, ne puisse s’évaluer de façon complètement isolée et indépendamment d’autres éléments de contexte. En d’autres termes, une forme de modestie s’impose, du fait que la gratuité n’arrive pas seule dans un contexte qui resterait figé avant et après sa mise en œuvre et où les données collectées en amont existeraient et permettraient de mener des comparaisons simples avec celles collectées en aval. Une telle situation ne peut exister car la gratuité ne prend son sens que parmi d’autres mesures touchant aux mobilités. Ce qui ne signifie pas que rien ne peut en être dit mais que la première entrée doit être celle du contexte local, loin des jugements généraux portant sur la pertinence a priori ou non de la mesure.

Refonder le débat

Ce constat invite donc à construire collectivement un cadre de débat où la gratuité des transports puisse être discutée sereinement, en se départant des réactions épidermiques ou des spontanéités militantes qu’elle suscite habituellement. Une approche laïque de la gratuité, pour reprendre Jean-Pierre Orfeuil.

Certains supports ont d’ores et déjà engagé un tel mouvement, comme la revue Transports urbains ou le Forum Vies Mobiles. Tout récemment, une nouvelle marche a été franchie par la première publication de l’Observatoire des villes du transport gratuit, qui aborde les grandes idées reçues touchant à la gratuité pour les déconstruire à partir des éléments scientifiques disponibles. Qu’elles plaident en faveur de la gratuité ou contre elle, ces idées reçues sont essentielles à éclairer, tant elles perturbent un débat qui a tant de difficultés à se poser.

A Montpellier, le réseau de transports applique tous les week-end la gratuité pour les usagers. Le début du processus vers la gratuité totale à terme ? Pascal Guyot/AFP

Une autre façon de le faire est aussi d’élargir le regard à l’international, comme le propose le projet LiFT. Si des conditions nationales peuvent expliquer des situations de gratuité, comme l’existence particulière du versement mobilité en France, regarder ailleurs permet de se défaire de nombre de préjugés sur la gratuité.

Le sens qu’elle prend au Luxembourg, à Tallinn ou à Kansas City n’est pas identique, du fait des objectifs, des contextes sociaux et urbains ou du statut de ce que sont les transports publics, pensés comme solutions écologiques visant le report modal ou comme solution sociale pour les plus pauvres. Plus généralement, le sens de la gratuité des transports n’est peut-être pas le même que celle d’autres services urbains ou services publics locaux, souvent gratuits mais rarement qualifiés comme tels.

C’est donc aussi aux mots qu’il convient de réfléchir. Gratuité agit comme une catégorisation qui masque bien des différences entre les villes ayant aboli tout ou partie de la tarification de leur réseau, de même qu’elle masque des continuités avec les villes où la tarification existe, en particulier sur le plan financier. Plus globalement, ce débat invite à revoir le sens d’expressions centrales dans les études de transport, comme l’idée de report modal ou les catégorisations habituelles entre automobilistes, piétons ou cyclistes, ce que nous sommes bien souvent toutes et tous au fil de nos activités.

Finalement, c’est même peut-être la notion de transport qui mérite d’être revisitée. Ce débat sur la gratuité ne nous invite-t-il pas à penser que le transport n’est pas juste là pour nous transporter mais se trouve être un vecteur portant bien d’autres choses : nos idéaux, nos envies, notre désir de vitesse ? La base étroite sur laquelle la gratuité se trouve souvent jugée n’est-elle pas celle qui vit dans l’illusion que le transport sert à transporter, alors qu’il porte une forte diversité de charges, du désenclavement territorial à l’idée d’innovation technologique en passant par les ambitions politiques, qu’on le veuille ou non ? Dès lors, si le transport porte autre chose, la gratuité ne peut-elle pas apporter autre chose ?

Déclaration d’intérêts

Arnaud Passalacqua est co-prĂ©sident de l’Observatoire des villes du transport gratuit.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.