22-06
Flint Production
« Il est plus compliqué de devenir journaliste en 2022 qu’en 1980 »
On Ă©voque très souvent les journalistes professionnels et leur travail, mais qu’en est-il des futurs journalistes ? Comment les prĂ©pare-t-on aux enjeux contemporains de l’information dans un monde en perpĂ©tuelle Ă©volution ? J’ai voulu comprendre comment la meilleure Ă©cole de journalisme 2022 selon le classement du Figaro Étudiant, Science Po, se saisit de ces dĂ©fis et les transmet Ă ces Ă©tudiants. Je suis allĂ© poser trois questions Ă Alice Antheaume, directrice exĂ©cutive de l’Ecole de journalisme de Science Po et correspondante France pour Reuters Institute (universitĂ© d’Oxford) qui produit le Digital News Report.
Aujourd’hui, il est Ă©vident que les modes de consommation de l’information ont Ă©voluĂ©, notamment avec l’arrivĂ©e du numĂ©rique. Qu’est-ce que ça a changĂ© dans l’apprentissage des futurs journalistes ? Quelle place prend l’enseignement de la nuance et la culture du doute dans leur formation ?
Ă€ peu près tout ! En fait, il y a plusieurs strates : la première c’est que malgrĂ© les Ă©volutions en termes d’usages, il y des fondamentaux Ă comprendre quand on veut devenir journaliste : qu’est-ce qu’une info ? Comment on la vĂ©rifie ? Ça fait partie de la base, mais ça devient un peu plus compliquĂ© quand les façons de dissĂ©miner les informations, et les non informations, se fragmentent, se multiplient.Â
Ă€ Sciences Po, on a plusieurs autres strates. Une sur la connaissance des enjeux du monde de demain, comme la transition Ă©nergĂ©tique, les discriminations, etc… Une autre strate, qui est la multiplicitĂ© des formats, change quasiment chaque annĂ©e. Il y a plusieurs formats qui existent, plusieurs façons de distribuer l’information en fonction de l’audience et des supports. Il faut essayer d’évoluer avec son temps, de regarder les usages et de rĂ©ussir Ă produire tous les types de formats, mĂŞme ceux avec lesquels vous n’êtes pas très familier. Mais il est clair qu’il est plus compliquĂ© de devenir journaliste en 2022 qu’en 1980.Â
Concernant l’enseignement de la nuance, en fait, cela commence dès le recrutement de l’école. Lors des examens d’admissions, vous pouvez tout Ă fait interroger cette capacitĂ© Ă ĂŞtre humble, et Ă remettre en questions vos a priori. Ensuite, comment on entretient cette capacitĂ© ? C’est un questionnement que l’on cultive tout au long de la formation. On sait ce qu’on ne sait pas, mais on ne sait pas toujours ce que l’on sait. C’est la promesse qu’on doit aux lecteurs. Vous connaissez votre audience, vous dites surtout ce que vous ne savez pas, ce qu’il y a Ă Ă©vacuer, et puis il faut ĂŞtre subtile. Le monde dans lequel nous vivons n’est ni blanc ni noir. Tout au long des enseignements Ă Sciences Po, on entretient ce culte du doute, d’interroger les choses, de se mettre Ă jour. Et quand on se trompe, ça peut arriver, il y a aussi des bonnes pratiques pour corriger ce qui a Ă©tĂ© mal dit, ou peu nuancĂ©. Ça fait partie de notre obligation d’honnĂŞtetĂ© vis-Ă -vis des lecteurs.Â
Le souci c’est qu’avec les rĂ©seaux sociaux, il y a une sorte de prime Ă un propos pĂ©remptoire ou Ă©nervĂ© qui va ĂŞtre davantage relayĂ© que quelque chose de pondĂ©rĂ©. Donc effectivement, ça ne vous encourage pas Ă ĂŞtre dans la nuance quand vous rĂ©digez un post. Il faut lutter contre ça : est-ce que je veux avoir le plus de partages possibles, parfois en Ă©tant pĂ©remptoire, ou bien est-ce que je veux qu’une information de qualitĂ©, vĂ©rifiĂ©e, soit distribuĂ©e, mais avec moins d’ampleur ? Notre travail est de raconter la complexitĂ© du monde. Et ça, ça ne peut se faire que dans la nuance.Â
J’ai pu discuter avec la journaliste Clara-DoĂŻna Schmelck, qui estimait qu’aujourd’hui, le rĂ´le des mĂ©dias traditionnels est de “contre-attaquer, occuper le terrain” et qu’ils ont encore “un grand rĂ´le Ă jouer, celui d’une force d’opposition” face aux mĂ©dias partisans et engagĂ©s. Quel est votre avis sur cette opposition entre presse traditionnelle et presse partisane ? Comment aborde-t-on cet engagement journalistique en formation ?Â
Ce qui est formidable en France, c’est qu’on a une diversitĂ© Ă la fois de mĂ©dias en termes de format mais aussi de positionnement Ă©ditorial. Il y a très peu de pays en Europe qui ont une offre aussi diversifiĂ©e. Dans cette offre très diversifiĂ©e, il y a des positionnements plus militants que d’autres, plus factuels. Je n’opposerai pas si facilement les mĂ©dias traditionnels, qui seraient dans le monde du factuel, aux mĂ©dias partisans, qui seraient dans le monde de l’émotion si on caricature un peu. C’est un peu plus subtile.Â
Ce qu’il faut entretenir chez des jeunes qui s’éduquent ou chez des aspirants journalistes, c’est essayer d’aller contre ses a priori, contre les mĂ©dias avec lesquels on est dĂ©jĂ familier. Il faut aller lire, Ă©couter, regarder ce qui hĂ©risse le poil. C’est très important de faire cet exercice tous les jours, pour s’éduquer, et c’est un vrai effort. Ça fait partie des bonnes pratiques qu’on devrait recommander dès le collège.Â
Ă€ Sciences Po, on demande Ă nos Ă©tudiants de vraiment se forcer Ă consommer tout type de sources d’informations, mĂŞme celles qu’ils n’aiment pas. Et il y a un exercice obligatoire, en dĂ©but de Master 2 : on leur donne une zone gĂ©ographique en Ile-de-France, qu’ils ne connaissent pas, et qu’ils doivent couvrir seuls pendant plusieurs semaines. L’enjeu c’est de se confronter Ă un quartier qu’ils ne connaissent pas, Ă un terrain oĂą ils n’ont pas d’attaches particulières. Pour nous c’est très important, car ça aide Ă s’ouvrir l’esprit, et c’est un vrai effort. C’est aussi le travail de journaliste : ils ne sont pas censĂ©s raconter ce qu’il se passe juste dans leur cercle proche, il faut aller ailleurs, plus loin. Ça paraĂ®t Ă©vident dit comme ça, mais ça demande beaucoup de travail.Â
Il y a une véritable problématique qui se pose aujourd’hui, dans les médias, c’est le surplus d’information. À Flint, on a appelé ça l’infobésité. Des personnes arrêtent de s’informer à cause de ce sentiment d’être submergé par l’information, d’avoir peur de manquer quelque chose. Est-ce qu’on aborde cela dans la formation des futurs journalistes ? De quelle manière ?
Je travaille pour le Digital News Report, une Ă©tude annuelle sur la consommation d’information dans 46 pays dans le monde. Je suis en charge de la France. Dans le dernier rapport (de 2022, Ă lire ici), il y a un des points qui est spĂ©cifique Ă la France : nous ne sommes dĂ©jĂ plus dans l’infobĂ©sitĂ©, mais dans la fatigue informationnelle et la protection par rapport aux informations. Il y a Ă©normĂ©ment de personnes, et particulièrement des jeunes, qui se prĂ©servent et dĂ©cident de fermer leur flux d’information. Parce qu’ils se sentent dĂ©primĂ©s et impuissant. S’informer peut aujourd’hui crĂ©er des crises d’angoisse. Il y a deux explications Ă ce nouveau phĂ©nomène : d’abord cette crise sanitaire qui dure, et qui a engendrĂ© les soucis de santĂ© mentale que l’on connaĂ®t, et la guerre en Ukraine. C’est aussi liĂ© Ă l’infobĂ©sitĂ© Ă©videmment, car ces infos et ces images reviennent en boucle, partout.Â
Pour sensibiliser Ă ces problĂ©matiques, Ă Sciences Po, on a plusieurs manières de faire : premièrement, on part toujours des usages comme point de dĂ©part. Le travail, c’est de produire de l’information en connaissance de cause : qui consomme ? Comment ? etc… Ensuite, comment crĂ©e-t-on une nouvelle forme de journalisme sur la base de ce que l’on sait en termes de consommation de l’audience ? Il y a des cours pour savoir comment lancer sa startup de l’info. Ces cours-lĂ peuvent rĂ©pondre Ă la problĂ©matique Ă©voquĂ©e, puisqu’on crĂ©e un mĂ©dia en fonction des besoins, ou des non-besoins, de l’audience. Aujourd’hui Ă Science Po, on a entre 6 et 8% de nos diplĂ´mĂ©s qui ont crĂ©Ă© leur start up de l’info. Il y a 6 ans, ce pourcentage Ă©tait quasiment nul. Pour nous, l’entreprenariat dans l’info est un vrai axe important pour la suite.