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Climat et médias, quel est le souci ?

Climat et médias, quel est le souci ?

Aborder de la meilleure des façons les problĂ©matiques environnementales et Ă©cologiques est aujourd’hui devenu un vrai dĂ©fi pour les mĂ©dias. Comment s’en emparer ? Comment les restituer de manière pĂ©dagogique, dans un but de prise de conscience collective ? Qu’est-ce qui bloque aujourd’hui dans les rĂ©dactions ? Je suis allĂ© poser 3 questions Ă  la docteure ValĂ©rie Masson-Delmotte, climatologue au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE) dĂ©veloppĂ© par l’Institut Pierre-Simon Laplace, et co-prĂ©sidente du groupe n°1 du GIEC. Elle m’a parlĂ© des problèmes, des interrogations que cela soulève, mais aussi de solutions.

Ces dernières semaines, j’ai vu beaucoup de critiques passées sur les réseaux sociaux à propos de l’illustration des articles traitant de la canicule : des images de baignades, de gens qui bronzent… quel est le souci avec ces représentations ? Que faire de mieux à la place ? 

Il y a eu un ensemble de travaux qui ont été réalisés sur les représentations que l’on donne d’événements extrêmes qui provoquent des dommages graves. Les canicules par exemple, ont des conséquences sur la mortalité. Donc les illustrer par des images de loisirs d’été les banalisent, masquent les personnes vulnérables. On illustre souvent ces périodes par des enfants qui jouent dans l’eau. Mais derrière ça, on a aussi la totale inadaptation des établissements scolaires face à ces vagues de chaleur. Oui, l’été est un moment de liberté, pour ceux qui ont la chance d’accéder à des espaces avec de l’eau, frais. Mais cela pose par exemple la question des rythmes scolaires et notamment des périodes d’examen comme le brevet ou le baccalauréat, de plus en plus concernés par ces chaleurs. J’ai aussi observé récemment qu’on met l’accent sur les pertes économiques, par exemple moins de gens qui vont faire les soldes, donc des rues commerçantes vides, mais par contre, on peine toujours à montrer les effets sur les écosystèmes. 

Finalement, ces représentations visuelles ne sont-elles pas une marque du déni ? C’est-à-dire cette propension à ne pas regarder avec lucidité la sévérité de ce qui se passe et se réfugier dans une représentation d’une banalité de la chaleur estivale, associée à un temps de loisir.

Ce que j’aime bien, c’est de regarder derrière l’image, ce que l’on ne sait pas, et ce que l’on ne dit pas. Cette semaine sur Twitter, j’ai vu des utilisateurs qui posait la question : “Et si on illustrait d’autres catastrophes, de la même manière que la canicule ?” Par exemple, illustrer des inondations avec des images de kayak en eaux vives, ou bien des personnes en snowboard pour illustrer une avalanche. Adapter ces représentations à d’autres événements permet de montrer à quel point elles déforment la réalité. Je comprends bien que les médias cherchent à montrer l’expérience à l’échelle individuelle. Mais du coup, cela participe à exacerber les représentations des phénomènes aigus et rendre ainsi invisibles les aspects chroniques d’un climat qui se réchauffe. 

On est devant un déni gigantesque. Et comment le rendre visible ? C’est compliqué par des illustrations. Cela demande un travail énorme, peut-être avec la réalité virtuelle, mais on voit que cette mise à disposition de connaissances est très compliquée à faire pour beaucoup de médias, pour qu’il y ait une appropriation dans chaque contexte.

Cette année, on a entendu sur RMC une chroniqueuse dire que le réchauffement climatique n’est pas son problème et qu’elle s’en moque, une autre sur BFMTV qui rassure en disant qu’il ne faut pas paniquer et qu’il a toujours fait chaud en été. Selon vous, quelle est la part de responsabilité des médias dans la prise de conscience collective qu’impose le réchauffement climatique ? Donner la parole à ces gens-là ne retarde-t-il pas la prise de conscience ? Faut-il leur laisser la parole publiquement, au nom de la liberté d’opinion ? 

Du point de vue de certains médias, de certains animateurs, il y a une vraie difficulté à s’approprier l’état des connaissances scientifiques robustes vis-à-vis de l’influence humaine sur le climat, et donc il y a une confusion entre des faits scientifiques établis et le libre débat, la libre opinion. Mais ce qui me choque, ce n’est pas qu’on donne la parole à ces personnes, parce que ces propos sont familiers chez une partie de nos concitoyens en tant qu’opinion, mais c’est l’incapacité des animateurs ou des journalistes à recadrer les éléments, par rapport à l’état des connaissances. Et je pense que ça reflète un manque criant de formation sur ces enjeux. 

Ensuite, à qui confie-t-on des émissions sur des chaînes grand public, abordant les questions liées au changement climatique ? Ce n’est pas un travail de scientifique en réalité, mais de médiateur, dont on attend qu’il ait de bonnes connaissances sur ces thématiques. Ce n’est pas nécessaire de donner la parole à ces scientifiques, mais juste d’étayer la construction de l’information sur des échanges avec les personnes les plus compétentes. 

Il y a toujours ces dĂ©bats d’arrière-garde, est-ce qu’on est sĂ»r, pas sĂ»r… Tous ces marchands de doute, Ă  qui, dĂ©libĂ©rĂ©ment, on choisit d’ouvrir largement certaines antennes, comme les chaĂ®nes d’information en continue. C’est la mĂŞme approche qu’avait fait Murdoch [actionnaire majoritaire de News Corporation, l’un des plus grands groupes mĂ©diatiques du monde] en Australie [sur le traitement mĂ©diatique des incendies], de dĂ©libĂ©rĂ©ment tromper l’opinion publique en faisant le choix d’inviter des personnes qui Ă©crivent des livres sans avoir les compĂ©tences scientifiques sur le sujet. C’est une mĂ©thode de marchand de doute, dĂ©libĂ©rĂ©e, construite. L’autre approche, c’est de chercher sans cesse Ă  cliver, plutĂ´t que de donner des Ă©lĂ©ments factuels de comprĂ©hension.

Typiquement, une vague de chaleur intense, combinée à une sécheresse, c’est un événement composite. Il va être amplifié dans les villes avec les îlots de chaleur, et les conséquences en termes d’incendie se conjuguent avec par exemple des monocultures de pins et des pratiques de gestion forestière qui peuvent conduire à accumuler du combustible. Dans les débats, on va mettre l’accent sur un point, ou un autre, ce qui conduit à une confusion. On va se concentrer sur un véhicule thermique en feu, ou bien des criminels, sans parler des conditions météorologiques exceptionnelles qui augmentent les conditions propices à un incendie hors de contrôle. Pour une personne lambda, qui fait face à ce flot d’informations, parfois parcellaires, qui ne mettent pas les différents éléments dans un tout, elle peut rapidement se perdre et ne voir qu’un tout petit bout du problème. Cela crée une confusion, et empêche de comprendre pour tout le monde l’ensemble des éléments qui conduit à un sinistre majeur. 

Ce que j’essaye de faire quand j’explique l’état des connaissances sur le climat, c’est de prendre de la distance. Un peu à l’image d’un tableau impressionniste : au lieu d’avoir le nez collé et de ne voir qu’une tâche de couleur, prendre du recul permet de situer un événement ponctuel dans son contexte. Ça demande beaucoup de temps, mais je regrette que ça ne soit pas plus fait par les journalistes eux-mêmes. On voit qu’ils savent le faire, comme pour la guerre en Ukraine qu’ils ont très bien située dans un contexte historique et géopolitique. Pour le climat, il y a une vraie difficulté à apporter cet angle pédagogique. 

Justement, pour mieux préparer les journalistes au traitement de l’information relative au réchauffement climatique, certaines écoles de journalisme prévoient d’intégrer des enseignements scientifiques spécifiques à ces problématiques. Est-ce un des leviers pour améliorer leur traitement informationnel ? Pour mieux les comprendre pour ensuite mieux les expliquer ? 

La formation initiale des journalistes est évidemment une direction importante. Des chercheurs de mon laboratoire collaborent avec l’ESJ de Lille, en mettant en relation des scientifiques, dès le doctorat, et les futurs journalistes, parce que c’est aussi important sur une même base d’âge d’apprendre des uns et des autres. Pour les scientifiques, l’enjeu est aussi de comprendre comment fonctionnent les médias, de sorte à mieux savoir s’exprimer, que ça puisse toucher vraiment les gens. À Paris Saclay, là où je travaille, il y a aussi un master 2 Climat et Médias. Mais certains élèves de cette formation avec qui j’ai pu discuter me disaient qu’il était compliqué de trouver un emploi, ce n’est pas quelque chose qui est reconnu comme étant des compétences clés au sein des rédactions, dans le contexte actuel. Ce que me disent aussi les journalistes scientifiques, qui ne sont pas toujours entendus. Et d’un autre côté, les journalistes politiques ont la plus grande difficulté à aborder ces thématiques, on l’a vu lors des débats de la campagne présidentielle et législatives : sur les enjeux d’adaptation, quasiment rien, sur les enjeux de réduction massive de rejets de gaz à effet de serre, plutôt une approche clivante en opposant presque les solutions les unes aux autres plutôt que de montrer comment elles pouvaient s’articuler. 

Finalement, il y a une vraie difficulté à aborder ce qu’est un style de vie bas carbone, le bien-être qui peut en découler, les conditions pour le permettre. Dans les médias, les personnes qui ont les fonctions de responsabilité les plus importantes, comme les rédacteurs en chef, sont des gens qui ont un niveau de vie plus élevé que la moyenne, donc sûrement une empreinte carbone personnelle importante. Il doit y avoir une forme de déni de leur part par rapport au réchauffement climatique, qui transparaît ensuite dans la construction de l’information. 

Dans les journaux de 20 heures, en ce moment, il y a une dissonance atroce d’un reportage Ă  l’autre, une incapacitĂ© Ă  situer les Ă©vĂ©nements ponctuels dans le contexte du changement climatique, sauf ponctuellement. Et puis il y a toujours le fait de vĂ©hiculer une certaine image de la rĂ©ussite sociale qui est associĂ©e au voyage, Ă  une consommation Ă©levĂ©e. On voit que les enjeux de transformation ne sont pas intĂ©grĂ©s, ne sont pas pris Ă  bras le corps. Aussi, quelque chose qui nous paraĂ®t normal, mais qu’on peut relever : montrer des journalistes dans des reportages qui circulent en voiture pour documenter les effets de la canicule ou des incendies est aussi quelque part une vraie question, puisque les Ă©missions de gaz Ă  effet de serre liĂ©es aux transports contribuent au problème que l’on veut documenter. La boucle n’est pas complètement bouclĂ©e.

On voit qu’il y a aussi un déficit d’informations accessibles fiables. Moi je cherche une émission de télévision qui s’inscrive sur une alimentation saine, nutritive, à faible impact environnemental. Par exemple, il y a plein d’émissions de cuisine, mais les enjeux santé, nutrition et impact environnemental n’apparaissent presque jamais. Comment cuisiner mieux ? Pareil avec les émissions de rénovations d’habitat. Aucun programme sur comment bien isoler un logement, comment réduire sa facture, améliorer le confort d’été, etc. Il y a énormément d’idées reçues qui circulent notamment sur l’impact environnemental des batteries de voitures électriques et sur leur recyclabilité. Il y a des choses qui existent pour, et on n’en parle pas. 

Finalement, le côté clivant qu’on a eu dans le passé avec les marchands de doute sur la réalité de l’influence humaine sur le climat, est en train d’évoluer, et de se placer du côté des solutions. Cela paralyse les gens. Critiquer à chaque fois les différents types de solutions qui existent, en montrant essentiellement leur côté néfaste et pas leur bénéfice, entraîne une paralysie, car même les gens qui sont plein de bonnes volontés, se retrouvent démunis et ont peur de faire les mauvais choix. Il y a une question de fond d’informations fiables, à tous, qui ne soient pas polarisantes, mais qui permettent de bien discerner les grands types de leviers d’actions et leurs bénéfices. Au-delà du constat, on doit rendre visibles les solutions concrètes, mais aussi montrer les investissements nécessaires, et les dépenses courantes évitées. 

đź“– Pour aller plus loin sur la question du climat, aborder ses problĂ©matiques et saisir ses enjeux d’une manière pĂ©dagogique, ValĂ©rie Masson-Delmotte et Christophe Cassou (climatologue, directeur de recherche au CNRS) ont co-publiĂ© un livre « Parlons climat en 30 questions« , deuxième volet de la sĂ©rie.