Aborder de la meilleure des façons les problĂ©matiques environnementales et Ă©cologiques est aujourd’hui devenu un vrai dĂ©fi pour les mĂ©dias. Comment s’en emparer ? Comment les restituer de manière pĂ©dagogique, dans un but de prise de conscience collective ? Qu’est-ce qui bloque aujourd’hui dans les rĂ©dactions ? Je suis allĂ© poser 3 questions Ă la docteure ValĂ©rie Masson-Delmotte, climatologue au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE) dĂ©veloppĂ© par l’Institut Pierre-Simon Laplace, et co-prĂ©sidente du groupe n°1 du GIEC. Elle m’a parlĂ© des problèmes, des interrogations que cela soulève, mais aussi de solutions.
02-08
Flint Production
Climat et médias, quel est le souci ?
Ces dernières semaines, j’ai vu beaucoup de critiques passĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux Ă propos de l’illustration des articles traitant de la canicule : des images de baignades, de gens qui bronzent… quel est le souci avec ces reprĂ©sentations ? Que faire de mieux Ă la place ?Â
Il y a eu un ensemble de travaux qui ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s sur les reprĂ©sentations que l’on donne d’évĂ©nements extrĂŞmes qui provoquent des dommages graves. Les canicules par exemple, ont des consĂ©quences sur la mortalitĂ©. Donc les illustrer par des images de loisirs d’étĂ© les banalisent, masquent les personnes vulnĂ©rables. On illustre souvent ces pĂ©riodes par des enfants qui jouent dans l’eau. Mais derrière ça, on a aussi la totale inadaptation des Ă©tablissements scolaires face Ă ces vagues de chaleur. Oui, l’étĂ© est un moment de libertĂ©, pour ceux qui ont la chance d’accĂ©der Ă des espaces avec de l’eau, frais. Mais cela pose par exemple la question des rythmes scolaires et notamment des pĂ©riodes d’examen comme le brevet ou le baccalaurĂ©at, de plus en plus concernĂ©s par ces chaleurs. J’ai aussi observĂ© rĂ©cemment qu’on met l’accent sur les pertes Ă©conomiques, par exemple moins de gens qui vont faire les soldes, donc des rues commerçantes vides, mais par contre, on peine toujours Ă montrer les effets sur les Ă©cosystèmes.Â
Finalement, ces représentations visuelles ne sont-elles pas une marque du déni ? C’est-à -dire cette propension à ne pas regarder avec lucidité la sévérité de ce qui se passe et se réfugier dans une représentation d’une banalité de la chaleur estivale, associée à un temps de loisir.
Ce que j’aime bien, c’est de regarder derrière l’image, ce que l’on ne sait pas, et ce que l’on ne dit pas. Cette semaine sur Twitter, j’ai vu des utilisateurs qui posait la question : “Et si on illustrait d’autres catastrophes, de la mĂŞme manière que la canicule ?” Par exemple, illustrer des inondations avec des images de kayak en eaux vives, ou bien des personnes en snowboard pour illustrer une avalanche. Adapter ces reprĂ©sentations Ă d’autres Ă©vĂ©nements permet de montrer Ă quel point elles dĂ©forment la rĂ©alitĂ©. Je comprends bien que les mĂ©dias cherchent Ă montrer l’expĂ©rience Ă l’échelle individuelle. Mais du coup, cela participe Ă exacerber les reprĂ©sentations des phĂ©nomènes aigus et rendre ainsi invisibles les aspects chroniques d’un climat qui se rĂ©chauffe.Â
On est devant un déni gigantesque. Et comment le rendre visible ? C’est compliqué par des illustrations. Cela demande un travail énorme, peut-être avec la réalité virtuelle, mais on voit que cette mise à disposition de connaissances est très compliquée à faire pour beaucoup de médias, pour qu’il y ait une appropriation dans chaque contexte.
Cette annĂ©e, on a entendu sur RMC une chroniqueuse dire que le rĂ©chauffement climatique n’est pas son problème et qu’elle s’en moque, une autre sur BFMTV qui rassure en disant qu’il ne faut pas paniquer et qu’il a toujours fait chaud en Ă©tĂ©. Selon vous, quelle est la part de responsabilitĂ© des mĂ©dias dans la prise de conscience collective qu’impose le rĂ©chauffement climatique ? Donner la parole Ă ces gens-lĂ ne retarde-t-il pas la prise de conscience ? Faut-il leur laisser la parole publiquement, au nom de la libertĂ© d’opinion ?Â
Du point de vue de certains mĂ©dias, de certains animateurs, il y a une vraie difficultĂ© Ă s’approprier l’état des connaissances scientifiques robustes vis-Ă -vis de l’influence humaine sur le climat, et donc il y a une confusion entre des faits scientifiques Ă©tablis et le libre dĂ©bat, la libre opinion. Mais ce qui me choque, ce n’est pas qu’on donne la parole Ă ces personnes, parce que ces propos sont familiers chez une partie de nos concitoyens en tant qu’opinion, mais c’est l’incapacitĂ© des animateurs ou des journalistes Ă recadrer les Ă©lĂ©ments, par rapport Ă l’état des connaissances. Et je pense que ça reflète un manque criant de formation sur ces enjeux.Â
Ensuite, Ă qui confie-t-on des Ă©missions sur des chaĂ®nes grand public, abordant les questions liĂ©es au changement climatique ? Ce n’est pas un travail de scientifique en rĂ©alitĂ©, mais de mĂ©diateur, dont on attend qu’il ait de bonnes connaissances sur ces thĂ©matiques. Ce n’est pas nĂ©cessaire de donner la parole Ă ces scientifiques, mais juste d’étayer la construction de l’information sur des Ă©changes avec les personnes les plus compĂ©tentes.Â
Il y a toujours ces dĂ©bats d’arrière-garde, est-ce qu’on est sĂ»r, pas sĂ»r… Tous ces marchands de doute, Ă qui, dĂ©libĂ©rĂ©ment, on choisit d’ouvrir largement certaines antennes, comme les chaĂ®nes d’information en continue. C’est la mĂŞme approche qu’avait fait Murdoch [actionnaire majoritaire de News Corporation, l’un des plus grands groupes mĂ©diatiques du monde] en Australie [sur le traitement mĂ©diatique des incendies], de dĂ©libĂ©rĂ©ment tromper l’opinion publique en faisant le choix d’inviter des personnes qui Ă©crivent des livres sans avoir les compĂ©tences scientifiques sur le sujet. C’est une mĂ©thode de marchand de doute, dĂ©libĂ©rĂ©e, construite. L’autre approche, c’est de chercher sans cesse Ă cliver, plutĂ´t que de donner des Ă©lĂ©ments factuels de comprĂ©hension.
Typiquement, une vague de chaleur intense, combinĂ©e Ă une sĂ©cheresse, c’est un Ă©vĂ©nement composite. Il va ĂŞtre amplifiĂ© dans les villes avec les Ă®lots de chaleur, et les consĂ©quences en termes d’incendie se conjuguent avec par exemple des monocultures de pins et des pratiques de gestion forestière qui peuvent conduire Ă accumuler du combustible. Dans les dĂ©bats, on va mettre l’accent sur un point, ou un autre, ce qui conduit Ă une confusion. On va se concentrer sur un vĂ©hicule thermique en feu, ou bien des criminels, sans parler des conditions mĂ©tĂ©orologiques exceptionnelles qui augmentent les conditions propices Ă un incendie hors de contrĂ´le. Pour une personne lambda, qui fait face Ă ce flot d’informations, parfois parcellaires, qui ne mettent pas les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments dans un tout, elle peut rapidement se perdre et ne voir qu’un tout petit bout du problème. Cela crĂ©e une confusion, et empĂŞche de comprendre pour tout le monde l’ensemble des Ă©lĂ©ments qui conduit Ă un sinistre majeur.Â
Ce que j’essaye de faire quand j’explique l’état des connaissances sur le climat, c’est de prendre de la distance. Un peu Ă l’image d’un tableau impressionniste : au lieu d’avoir le nez collĂ© et de ne voir qu’une tâche de couleur, prendre du recul permet de situer un Ă©vĂ©nement ponctuel dans son contexte. Ça demande beaucoup de temps, mais je regrette que ça ne soit pas plus fait par les journalistes eux-mĂŞmes. On voit qu’ils savent le faire, comme pour la guerre en Ukraine qu’ils ont très bien situĂ©e dans un contexte historique et gĂ©opolitique. Pour le climat, il y a une vraie difficultĂ© Ă apporter cet angle pĂ©dagogique.Â
Justement, pour mieux prĂ©parer les journalistes au traitement de l’information relative au rĂ©chauffement climatique, certaines Ă©coles de journalisme prĂ©voient d’intĂ©grer des enseignements scientifiques spĂ©cifiques Ă ces problĂ©matiques. Est-ce un des leviers pour amĂ©liorer leur traitement informationnel ? Pour mieux les comprendre pour ensuite mieux les expliquer ?Â
La formation initiale des journalistes est Ă©videmment une direction importante. Des chercheurs de mon laboratoire collaborent avec l’ESJ de Lille, en mettant en relation des scientifiques, dès le doctorat, et les futurs journalistes, parce que c’est aussi important sur une mĂŞme base d’âge d’apprendre des uns et des autres. Pour les scientifiques, l’enjeu est aussi de comprendre comment fonctionnent les mĂ©dias, de sorte Ă mieux savoir s’exprimer, que ça puisse toucher vraiment les gens. Ă€ Paris Saclay, lĂ oĂą je travaille, il y a aussi un master 2 Climat et MĂ©dias. Mais certains Ă©lèves de cette formation avec qui j’ai pu discuter me disaient qu’il Ă©tait compliquĂ© de trouver un emploi, ce n’est pas quelque chose qui est reconnu comme Ă©tant des compĂ©tences clĂ©s au sein des rĂ©dactions, dans le contexte actuel. Ce que me disent aussi les journalistes scientifiques, qui ne sont pas toujours entendus. Et d’un autre cĂ´tĂ©, les journalistes politiques ont la plus grande difficultĂ© Ă aborder ces thĂ©matiques, on l’a vu lors des dĂ©bats de la campagne prĂ©sidentielle et lĂ©gislatives : sur les enjeux d’adaptation, quasiment rien, sur les enjeux de rĂ©duction massive de rejets de gaz Ă effet de serre, plutĂ´t une approche clivante en opposant presque les solutions les unes aux autres plutĂ´t que de montrer comment elles pouvaient s’articuler.Â
Finalement, il y a une vraie difficultĂ© Ă aborder ce qu’est un style de vie bas carbone, le bien-ĂŞtre qui peut en dĂ©couler, les conditions pour le permettre. Dans les mĂ©dias, les personnes qui ont les fonctions de responsabilitĂ© les plus importantes, comme les rĂ©dacteurs en chef, sont des gens qui ont un niveau de vie plus Ă©levĂ© que la moyenne, donc sĂ»rement une empreinte carbone personnelle importante. Il doit y avoir une forme de dĂ©ni de leur part par rapport au rĂ©chauffement climatique, qui transparaĂ®t ensuite dans la construction de l’information.Â
Dans les journaux de 20 heures, en ce moment, il y a une dissonance atroce d’un reportage Ă l’autre, une incapacitĂ© Ă situer les Ă©vĂ©nements ponctuels dans le contexte du changement climatique, sauf ponctuellement. Et puis il y a toujours le fait de vĂ©hiculer une certaine image de la rĂ©ussite sociale qui est associĂ©e au voyage, Ă une consommation Ă©levĂ©e. On voit que les enjeux de transformation ne sont pas intĂ©grĂ©s, ne sont pas pris Ă bras le corps. Aussi, quelque chose qui nous paraĂ®t normal, mais qu’on peut relever : montrer des journalistes dans des reportages qui circulent en voiture pour documenter les effets de la canicule ou des incendies est aussi quelque part une vraie question, puisque les Ă©missions de gaz Ă effet de serre liĂ©es aux transports contribuent au problème que l’on veut documenter. La boucle n’est pas complètement bouclĂ©e.
On voit qu’il y a aussi un dĂ©ficit d’informations accessibles fiables. Moi je cherche une Ă©mission de tĂ©lĂ©vision qui s’inscrive sur une alimentation saine, nutritive, Ă faible impact environnemental. Par exemple, il y a plein d’émissions de cuisine, mais les enjeux santĂ©, nutrition et impact environnemental n’apparaissent presque jamais. Comment cuisiner mieux ? Pareil avec les Ă©missions de rĂ©novations d’habitat. Aucun programme sur comment bien isoler un logement, comment rĂ©duire sa facture, amĂ©liorer le confort d’étĂ©, etc. Il y a Ă©normĂ©ment d’idĂ©es reçues qui circulent notamment sur l’impact environnemental des batteries de voitures Ă©lectriques et sur leur recyclabilitĂ©. Il y a des choses qui existent pour, et on n’en parle pas.Â
Finalement, le cĂ´tĂ© clivant qu’on a eu dans le passĂ© avec les marchands de doute sur la rĂ©alitĂ© de l’influence humaine sur le climat, est en train d’évoluer, et de se placer du cĂ´tĂ© des solutions. Cela paralyse les gens. Critiquer Ă chaque fois les diffĂ©rents types de solutions qui existent, en montrant essentiellement leur cĂ´tĂ© nĂ©faste et pas leur bĂ©nĂ©fice, entraĂ®ne une paralysie, car mĂŞme les gens qui sont plein de bonnes volontĂ©s, se retrouvent dĂ©munis et ont peur de faire les mauvais choix. Il y a une question de fond d’informations fiables, Ă tous, qui ne soient pas polarisantes, mais qui permettent de bien discerner les grands types de leviers d’actions et leurs bĂ©nĂ©fices. Au-delĂ du constat, on doit rendre visibles les solutions concrètes, mais aussi montrer les investissements nĂ©cessaires, et les dĂ©penses courantes Ă©vitĂ©es.Â
đź“– Pour aller plus loin sur la question du climat, aborder ses problĂ©matiques et saisir ses enjeux d’une manière pĂ©dagogique, ValĂ©rie Masson-Delmotte et Christophe Cassou (climatologue, directeur de recherche au CNRS) ont co-publiĂ© un livre « Parlons climat en 30 questions« , deuxième volet de la sĂ©rie.