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À quoi servent les sondages d’opinion ?

À quoi servent les sondages d’opinion ?

À la veille d’un scrutin, à l’approche d’une campagne électorale, les voilà qui fleurissent dans les pages des journaux : les sondages font désormais partie intégrante du processus électoral. Les médias, les institutions, les politiques eux-mêmes s’en servent pour analyser les dynamiques de campagne. Mais leur usage s’est tellement répandu que certains y voient un danger pour la démocratie, que d’autres, comme Ouest France, renoncent à leur usage. Les sondages influent-ils sur les décisions électorales ? Se contentent-ils de représenter la réalité à un instant T, ou la modifient-ils en essayant de la décrire ? 

💡 Pourquoi c’est intéressant ? Alors que la campagne présidentielle de 2022 n’est même pas lancée, les sondages se multiplient déjà dans les médias. Faire un tour du sujet permet d’affûter son esprit critique face aux résultats présentés. 

En bref : 

1️⃣ Des sondages d’opinion, pour quoi faire ? La loi française définit un sondage comme “une enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon”. Contrôlés par la Commission des sondages, ils permettent de se situer dans une campagne électorale. Depuis 1981, leur nombre à l’approche d’une élection présidentielle ne cesse de croître, pour atteindre 563 avant le scrutin de 2017. 

2️⃣ Les critiques autour de ces sondages sont nombreuses. Ils serviraient à manipuler l’électorat en construisant des réalités politiques, il y aurait un manque de transparence concernant les méthodes utilisées pour les élaborer, et ils seraient de plus en plus au service des politiques en orientant leur campagne électorale. 

3️⃣ Mais pour leurs défenseurs, les sondages doivent être vus comme une photographie de l’opinion à un temps T, et non comme une projection absolue des résultats d’un scrutin. C’est l’usage qui en est fait par les médias, les institutions et l’opinion publique qui est remis en cause, jusqu’à interroger leur impact sur le bon fonctionnement de la démocratie. 

Les faits : 

🤔 Des sondages d’opinion, pour quoi faire ? 

– Le premier vrai sondage d’opinion en France remonte à 1938 (Cairn), année de création de l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP). 

– La loi française définit la notion de sondage comme “une enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon” (Loi du 19 juillet 1977

– Mais pourquoi faire des sondages ? Parce qu’ils permettent de savoir où on en est dans la campagne électorale, selon Emmanuel Rivière, directeur international des études politiques de Kantar Public (qui réalise des sondages), sur RFI : “S’il n’y avait pas de sondage, on regarderait les likes sur les réseaux sociaux ou la capacité de mobilisation militante. Avec les sondages on a un outil éprouvé, et surtout contrôlé.” Directeur général délégué d’un autre institut, Ipsos, Brice Teinturier abonde sur Franceinfo : “Si on casse la légitimité des sondages, on autorise tous les commentaires au doigt mouillé.

– La Commission des sondages montre que le nombre d’enquêtes d’opinion ne fait qu’augmenter : 111 avant l’élection de Mitterrand, en 1981, 193 en 2002, 409 en 2012, jusqu’à 563 avant l’élection de 2017 ! Pour le politologue Alain Garrigou, cela sert à plusieurs entités : les instituts de sondages, qui gagnent en visibilité, les politiques, pour fédérer leur base électorale, et les médias, pour “le spectacle” (Franceinfo). 

🧠 Les sondages d’opinion, manipulateurs ?

– En 1983, déjà, un édito du Monde décrivait “le sondage comme moyen de pression, soit sur l’opinion elle-même, en espérant quelque chose de l’effet de miroir de la publication, soit sur le pouvoir”. Bref, critiquer les sondages, ça n’a rien de neuf.

– Pour Manuel Bompart, ingénieur en mathématiques appliquées et député européen LFI, les sondages d’opinion “contribuent à construire des réalités politiques” plutôt qu’à mesurer l’opinion. Ils exposeraient les électeurs “une situation présentée comme établie” alors qu’elle ne l’est pas forcément. 

Au Figaro, Alain Garrigou explique que les sondages transforment les citoyens en “stratèges” plutôt qu’en électeurs de conviction. C’est pour cela que “les sondages faussent le jeu politique”. L’article distingue deux effets des sondages sur l’électorat : l’effet «Underdog», quand les partisans du candidat en retard dans les sondages se mobilisent, et l’effet «BandWagon», où les indécis se mobilisent pour le favori. Pour Franceinfo, Alain Garrigou en identifie un troisième : la validation ou non de la campagne d’un candidat (comme ç’a été le cas pour Xavier Bertrand il y a quelques semaines)

– Une étude sur la réforme des retraites de 2003 publiée dans Actes de la Recherche en sciences sociales illustre la manière dont le type de questions et la manière dont elles sont posées oriente la réponse des sondés. 

🔎 Des sondages trop peu transparents ?

– En 2011, une proposition de loi est soumise à l’Assemblée nationale afin de “​garantir une meilleure transparence et une plus grande rigueur pour l’ensemble des sondages ayant un caractère politique ou électoral”. Cinq ans plus tard, une loi est adoptée par le Parlement. Elle contraint d’une part les médias à publier le nom du commanditaire, l’intégralité des questions posées ainsi que la marge d’erreur du sondage. D’autre part, les instituts sont désormais tenus de communiquer à la Commission des sondages (fondée en 1977 pour “assurer l’honnêteté et la régularité de la confection des sondages”, selon Franceinfo) si les sondés ont reçu une gratification ou non, les conditions dans lesquelles les interrogations ont été menées et l’ensemble des questions posées. En cas de non-respect, la loi prévoit une amende 75 000€. 

– Dans l’émission de France Culture, Stéphane Alliès, journaliste politique à Médiapart déplore malgré tout un manque de transparence des instituts de sondages. Il plaide pour que “les notices de sondages, la façon dont les questions sont posées, le coût du sondage” soient rendus public.

– Aujourd’hui, les sondages sont en majorité commandés par les médias (dans 95% des cas selon Brice Teinturier), qui l’indiquent dans leurs articles (Elabe pour BFMTV, BVA pour RTL, Ipsos Sopra-Steria pour Franceinfo par exemple) (Quartier Général). Beaucoup de ces médias appartiennent à de riches et influents actionnaires (Le Monde diplomatique), souvent liés au pouvoir politique (Bastamag, Challenges €), ce qui induit un risque de conflits d’intérêts (comme dans le cas des sondages de l’Élysée, racontés par l’Express). Le Monde a aussi publié une longue enquête sur la fabrique des sondages, soulignant la déformation qui peut découler de l’usage croissant de sondages réalisés en ligne (où les profils sont moins contrôlés) plutôt que par téléphone ou en face à face.

⚠️ Les sondages d’opinion, au service des politiques ?

– En 2012, Raymond Avrillier, militant écologiste, dévoilait que l’Élysée avait commandé pour 9,4 millions d’euros de sondages et d’études entre 2007 et 2012 (L’Orient-Le Jour). Ceux-ci valent un procès à plusieurs proches de Nicolas Sarkozy, actuellement en cours d’instruction (Libération €, Le Figaro €). 

– Dans Capital, on apprend qu’entre le 5 mars 2020 et le 28 mai 2020, le gouvernement d’Emmanuel Macron a dépensé un million d’euros pour 33 sondages. En 2017, le service d’information du gouvernement (SIG) a dépensé 1,4 millions d’euros en sondages, et 1,9 millions d’euros en 2018 (Le Point). En 2019, pic du quinquennat puisque ces dépenses atteignent 3,37 millions d’euros (Capital).

– Emmanuel Rivière lie l’influence grandissante des sondages à l’affaiblissement des partis politiques comme autorité collective et de sélection des candidats (RFI). Martial Foucault estime que sans cette forte personnalisation de l’élection présidentielle en France, l’impact des sondages serait plus modeste (France Culture). 

– À quelques mois de l’élection présidentielle en France, le parti Les Républicains a commandé deux sondages au Cevipof, afin d’identifier le candidat le plus représentatif des adhérents sur “des bases scientifiques incontestables” (La Dépêche, les résultats dans le HuffPost). Finalement, la direction des Républicains a décidé que son candidat pour l’élection présidentielle sera désigné lors d’un congrès réservé aux adhérents LR le 4 décembre (Le Monde).

– Pour s’assurer d’un temps de parole équitable dans les médias entre chaque candidat, le CSA considère entre autres “les indications des sondages d’opinion”, selon Le Parisien. Conséquence : les petits ou nouveaux candidats risquent de se retrouver effacés par ceux mieux connus, voire, argumente Alexandre Langlois dans une plainte contre le CSA, par des personnalités qui ne sont pas encore déclarées candidates.  

– La veille sondagière menée par les wikipédiens permet d’ailleurs de constater qu’Eric Zemmour, qui n’est pas officiellement candidat à la présidentielle 2022, a été testé comme candidat potentiel dès le mois de juillet 2021 (ici par Harris Interactive). Une candidate comme Sandrine Rousseau, déclarée candidate à la primaire écologiste pour ensuite entrer dans la course présidentielle, n’est apparue dans les sondages qu’en septembre, et seulement dans des questions relatives à la primaire écologiste (comme les 3 autres candidats : seul Yannick Jadot était envisagé) (À lier avec notre article sur la place des extrêmes dans les médias). 

– Le 6 octobre, un premier sondage (Harris pour Challenges) donne Zemmour qualifié au second tour de la présidentielle (Le Figaro, voir aussi Ifop). Sur CNews, le candidat non déclaré concevait que ces prévisions “[l’]encourageaient plutôt” à se présenter. 

🗳️ Les sondages d’opinion, outils électoraux ? 

– Joint par Flint, Antoine Bacalu, cofondateur de @datapolitics_fr, considère un sondage unique comme “une photo de l’opinion à un temps T, qui doit être lu avec des marges d’erreur. Un sondage ne cherche pas à prédire le résultat d’une élection”. Constat partagé sur RFI par Benjamin Morel, docteur en science politique de l’École normale supérieure, qui considère problématique “l’idée d’une forme de projection absolue”. 

BFMTV montre à quel point les sondages sont loin d’être la projection parfaite des résultats d’une élection : depuis 1995, seuls ceux de 2007 ont été correctement anticipés. En septembre 2016, sur les 5 premiers candidats classés par intention de vote, 3 ont finalement été éliminés au premier tour de leur primaire respective. Le futur vainqueur, Emmanuel Macron, n’était que 6e.

– En 2017, dans “La Fabrique Médiatique” sur France Culture, le journaliste Gérard Courtois reconnaît que les sondages sont “une réalité qui pèse sur la sélection des candidats, leur stratégie, sur la dramaturgie et sur l’esprit public”. Mais il ne les considère pas comme des instruments de manipulation électorale. “La démocratie, déclare-t-il, est la confrontation des idées”. Il voit donc les sondages comme un outil qui peut aider l’électeur dans la construction de sa décision, au même titre que les programmes, les meetings, les débats et le travail de journaliste. 

– Martial Foucault, directeur du CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po) et spécialiste des questions de comportement électoral et d’économie politique, rappelle sur France Culture qu’aucune étude n’a encore prouvé “s’il y a une vraie influence des publications sur l’opinion publique”. Lui préfère concevoir les sondages comme un instrument de connaissance des opinions, dont la nature des questions et l’interprétation des résultats sont déterminants

– Dans une tribune publiée par Le Monde € en 2016, un collectif de sondeurs rappelle le lien entre sondages et démocratie : “il n’y a pas de sondages libres dans un État totalitaire ou sous un régime autoritaire”, écrivent-ils. Ils conçoivent que les sondages peuvent influencer le choix d’un vote, mais les présentent comme “utiles au débat démocratique” afin de “faire vivre les sujets dans l’espace public”. 

Un mauvais usage des sondages ?

– Certains remettent en cause l’usage que font les médias, les institutions et l’opinion publique des sondages plutôt que l’outil lui-même. Benjamin Morel explique qu’ils vont “participer à la configuration de l’espace politique et créer ainsi des dynamiques de campagneparce que les médias et l’électorat leurs confèrent de la valeur (RFI). 

– Sur France Culture, Martial Foucault déclare inédit et porteur de sens le démarrage précoce de l’usage des sondages pour la présidentielle 2022. Il craint que les sondages “remplacent la réflexion sur une opposition de programmes” et créent un risque pour “le bon fonctionnement de notre démocratie” en empêchant le débat d’idées.

– Benjamin Morel rappelle que les sondages ne servent pas seulement à l’électorat, au CSA et aux politiques : les banques s’y fient aussi. “Lorsqu’il faut emprunter pour une campagne présidentielle, un candidat n’est remboursé qu’à hauteur de 50% des frais engagés s’il dépasse les 5%, explique-t-il sur RFI. Si ses sondages sont à 4-6% il va avoir du mal à emprunter. Si les sondages sont à 15% il aura beaucoup plus de facilités.

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[Mise à jour 4 novembre 2021 : ajout de l’enquête du Monde sur la fabrique des sondages ]