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L’esprit critique, entre compétences et dispositions

L’esprit critique, entre compétences et dispositions

Dans sa mission pour t’aider à découvrir de nouvelles sources d’information et de nouvelles voix, Flint a décidé de donner la parole à des experts, dans leur domaine respectif : environnement, technologie, histoire, sociologie. Ces articles sont une mise en page de threads, des séries de tweets publiés sur Twitter. Nous avons sélectionné ces textes pour l’éclairage précis et parfois méconnu qu’ils apportent sur des problématiques d’actualité.

💡 Pourquoi lire cette analyse ? Car nous avons pu constater dans ce thread combien il est délicat de donner une définition unique de l’esprit critique. Avoir plusieurs analyses en sa possession permet de faire le tour de la notion, et de se faire sa propre définition. 

✍️ L’auteur : @DrBaratin est maître de conférence en sciences de l’éducation et didacticien (spécialiste des méthodes d’enseignement). 

Retrouvez ce fil sur Twitter au bout de ce lien ou découvrez-le ci-dessous sous forme d’article.

Le fil : 

🧠 Je vois régulièrement passer des interventions parlant de « l’esprit critique », ou des personnes semblant s’en revendiquer. En revanche, je ne vois que rarement (voire jamais) de définition de ce terme « esprit critique ».

Il me semble pourtant important d’avoir une définition solide de cette notion, qui est particulièrement complexe d’un point de vue théorique, pour pouvoir discuter du sujet sans faire de contresens.

📚 Or il existe beaucoup de travaux scientifiques, issus de différentes disciplines, sur « ce qu’est l’esprit critique ». Pour faire avancer la réflexion sur le sujet, il peut être intéressant d’en prendre connaissance.

Donc, dans cet article, on va tenter de définir l’esprit critique de manière schématique, en résumant les éléments « consensuels » ou récurrents dans la littérature sur le sujet. 

Pour faire simple, je vais parler de « l’esprit critique » de façon générale/englobante, mais il faudrait parfois le distinguer de la « pensée critique » (« critical thinking » en anglais), qui a parfois un sens un peu différent. 

💡 L’esprit critique renvoie à un ensemble très large d’une part de compétences / capacités / pratiques, et d’autre part de dispositions / penchants / attitudes (« disposition » au sens « être disposé à »). En d’autres termes, on « a de l’esprit critique » si on sait effectuer des « pratiques critiques » ET qu’on est effectivement disposé à le faire (tout simplement parce que sinon in fine on le fait pas) (Facione, 1990, 2000 ; Schwarz, 2009) .

Rien que ça, c’est un premier point important : quand on dit « avoir de l’esprit critique », en fait on dit deux choses distinctes : « savoir exercer une pensée critique » (compétences) + « être critique » (disposition).

🤔 Mais ça ne donne pas beaucoup de détails sur quelles compétences et dispositions relèvent de l’esprit critique. Sur ce point, c’est hyper large et pour le coup la portée du concept est encore discutée. Certains auteurs sont très englobants (Ennis, 2011, Facione, 2011), d’autres plus restrictifs (Groarke & Tindale, 2013). 

💡 En version résumée, sur les éléments consensuels ou au moins très récurrents dans la littérature : pour les compétences, savoir évaluer des arguments et argumentaires (sur tous les aspects et toutes les modalités : cohérence, exactitude, pertinence, etc), savoir en produire (produire des arguments valides, justifiés, cohérents entre eux, etc.). Ainsi, certains auteurs reconnus considèrent que l’esprit critique est intrinsèquement ancré dans l’activité de dialogue, par exemple Deanna Kuhn (2019). Je ne suis pas d’accord avec elle sur tout (notamment sur sa méthode) mais son approche est intéressante.

Pour info, on se focalise notamment sur l’argumentation parce que c’est un processus crucial d’une part dans la prise de décision et d’autre part dans l’élaboration de connaissances (les sciences, en somme).

Le focus sur les arguments résonne avec la définition de l’esprit critique d’un pionnier du champ, Ennis, pour qui l’esprit critique serait dirigé vers « savoir quoi faire ou quoi penser ». Sa définition est consensuelle mais on la sait trop peu précise. Ennis a bien proposé une liste de compétences (et dispositions) qui relèveraient de l’esprit critique, qui précisent indirectement sa définition, mais « une liste » ce n’est pas vraiment une définition « compréhensive » de la notion.

💡 Pour les dispositions maintenant, on a notamment la réflexivité (i.e. appliquer à soi-même son évaluation des arguments et points de vue), ce qui implique souvent une part importante de métacognition (i.e. savoir « monitorer » ses propres pensées). 

Dispositions encore, pour pas mal d’auteurs il y a des gros liens entre « esprit critique » d’une part et « curiosité » ou « créativité » de l’autre (resp. Facione, op.cit., Glassner & Schwarz, 2006). 

Dispositions toujours, un point très important, c’est que pour « être critique » il faut avoir un rapport au savoir (posture épistémologique) spécifiquement évaluativiste (Kuhn et al. 2016, Gagnon 2017a,b). L’évaluativisme, comme on le voit ci-dessous (Weinstock, 2008) c’est de considérer les assertions via l’évaluation de leurs preuves selon différents aspects (ça porte bien son nom). Ce n’est PAS du multiplisme, qui correspond, lui, à un « toutsevautisme ».

⚠️ C’est un point crucial parce que l’évaluativisme ce n’est PAS de l’absolutisme, qui est la posture dichotomique « Vrai/Faux », donc ça va totalement à l’encontre d’une conception courante de l’esprit critique « savoir discerner le vrai du faux ».

🔎 Par ailleurs, de façon plus générale, il est assez clairement acquis dans la littérature que l’esprit critique est également dépendant du contexte (Hasni, 2017). En d’autres termes on peut « avoir de l’esprit critique » sur un sujet et pas sur un autre.

Typiquement, un mathématicien qui s’avance sur l’éducation comme je l’expliquais dans ce thread… On peut être critique sur un premier domaine mais pas sur le second. L’esprit critique est en cela très lié à l’expertise qu’on a d’une question.

D’ailleurs, au niveau de l’aspect contextuel : « être critique » est une attitude « générale », être « généralement disposé à « : je peux ne pas avoir envie d’argumenter si j’ai faim, par exemple, mais rester « critique » en général.

💡 Enfin, c’est toujours important de le préciser, mais l’esprit critique est un construit théorique, ça n’existe pas « en soi », c’est une notion abstraite. En particulier, l’esprit critique ne se « voit » pas avec une IRM, contrairement à « la vue », par exemple.

De fait, il existe bien des modalités d’évaluation des compétences et/ou dispositions liées à l’esprit critique, mais ce n’est pas facile d’être précis et systématique quand on travaille sur des notions aussi larges et complexes.

Parfois on n’est même pas sûrs si « ce qu’on mesure » est effectivement « de l’esprit critique », c’est dire à quel point la méthodologie est importante sur ces questions, et ça donne une idée de la vivacité des débats dans le champ.

👉 En conclusion, je vous mets ci-dessous les références citées dans cet article, que vous pouvez également retrouver dans ce thread. Si vous n’arrivez pas à trouver ce à quoi je fais référence, n’hésitez pas à me le signaler, je donnerai la référence plus précisément.
Et, pour finir, merci à @LanguesdeCha pour sa relecture experte !

Références

→ Sur le concept de « discussion critique » : A Systematic Theory of Argumentation: The pragma-dialectical approach, de van Eemeren & Grootendorst (2003).

Dictionnaire de l’argumentation. Introduction aux études d’argumentation, de Plantin (2016).

Good Reasoning Matters ! A Constructive Approach to Critical Thinking, de Groarke et Tindale (1989).

→ Sur l’argumentation indirecte : le n°20 de la revue « Argumentation et Analyse du discours »

→ Sur les fausses informations et le débat public : Fake News: A Definition. Informal Logic, 38(1), 84-117, de Gelfert, A. (2018).

L’argumentation dans la communication, de Breton (2009).

→ Sur l’aspect philosophique de l’esprit critique : The Uses of Argument, de Toulmin (1958), Vérité et justification, de Habermas (2001).

→ Sur son aspect psychologique : Reflective Argumentation: A Cognitive Function of Arguing. Argumentation, 30(4), 365-397, de Hoffman, M. H. (2016), Argue with me. Argument as a Path to Developing Students’ Thinking and Writing, de Kuhn, Hemberger, & Khait (2016).

→ Une critique des manuels de développement d’esprit critique : Le courant du Critical Thinking et l’évidence des normes : réflexions pour une analyse critique de l’argumentation. A Contrario, 16, 41-62 de Herman, T. (2011).

→ Sur la définition de l’esprit critique : Critical Thinking: Reflection And Perspective, Part I. Inquiry, 26(1), 4-18, de Ennis (2011), The Disposition Towards Critical Thinking: Its Character, Measurement, and Relationship to Critical Thinking Skill. Informal Logic, 20(1), 61-84, de Facione (2000).

Understanding and teaching critical thinking – A new approach. International Journal of Educational Research, de Larsson, K. (2017).

Argumentation schemes for presumptive reasoning et The new dialectic: Conversational contexts of argument, de Douglas Watson (2017).

→ Sur l’éducation : le bulletin du CREAS, Argumentation in Science Education, de Erduran & Jiménez-Aleixandre (2007), Développer l’esprit critique par l’argumentation : de l’élève au citoyen, de Gaussel, M. (2016), Argumentation and Education: Theoretical Foundations and Practices, de Muller-Mirza & Perret-Clermont (2009).

Ma thèse sur le sujet : Développer les compétences argumentatives de lycéens par des débats numériques sur des questions socio-scientifiques. Vers une didactique de l’argumentation et de l’esprit critique, Gabriel Pallarès (2019).