13-03
Flint Production
Ukraine : pour ou contre le pour ou contre (ou l’inverse) ?
Cher(e) toi,
Tiens, en ce dimanche tranquille, je vais te poser une question super énervante. Tu es pour ou contre la guerre en Ukraine ? Oui je sais.
Là tu vas sans doute me répondre que ma question est stupide, ou bien que « bien sûr que je suis contre, qui pourrait être POUR des milliers de morts ? » Mais il se trouve qu’il y a bien plusieurs camps : il y a ceux qui approuvent l’opération menée par Poutine en Ukraine (en gros les Russes et les pro-Russes), ceux qui ne l’approuvent pas (en gros : les autres), d’autres qui pensent qu’il n’avait pas le choix (en gros : les pro-russes modérés), et encore ceux qui sont contre la guerre en général. Mais j’en reviens à ma question, et tu vas voir qu’elle n’est pas si stupide que ça même si elle l’est sur le fond. Si l’on suit le fil de ma question, on pourrait être tenté de se dire : eh bien il n’y a qu’à écouter ceux qui sont pour et ceux qui sont contre pour se faire notre opinion. Et là si je pousse encore plus loin, est-ce qu’on aurait pu dire pendant la deuxième guerre mondiale : « Génocide juif pour ou contre ? » Et publier les avis pour (celui des Nazis) et les avis contre (celui des Juifs) pour que chacun se fasse sa propre opinion. Tu remarques tout de suite que ça marche moins bien.
Bien sûr, il n’y a rien de comparable entre ces ceux faits historiques (bonjour Godwin !), mais c’est juste pour te montrer la limite de l’exercice du pour/contre qui te permet de te forger ton opinion.
Tout ça nous interroge sur ce que ça veut dire « se faire son opinion ». Est-ce que cela implique forcément d’être pour ou contre ? Alors oui, on a certainement besoin d’entendre les arguments des uns et des autres, mais pas pour se forger une opinion. Pour comprendre. C’est évidemment beaucoup plus compliqué en période de guerre parce que la désinformation est partout, et dans les deux camps (même si l’on perçoit plus la désinformation russe). Et là j’en viens à te poser une autre question : est-ce que c’est intéressant d’écouter la propagande russe par exemple, alors qu’il est probable qu’elle soit fausse à 90% ?
Affronter l’info sur la guerre en Ukraine, c’est comme se taper une séance de yoga du cerveau, pour assouplir ses biais cognitifs : biais d’émotion biais de confirmation, biais d’autorité… surtout le risque est d’éviter inconsciemment d’écouter les voix contraires, surtout celles qui viennent de la propagande pro-russe.
Je te demande ça parce que, moi, il y a quelques micro-trucs qui m’ont titillé depuis le début de cette guerre. Habitué que je suis à écouter les « pour » et les « contre » sur tous les sujets, j’avais du mal à avoir les idées claires. Tu y as peut-être été confronté(e) : l’émotion face à la brutalité guerrière de Poutine, peut nous pousser naturellement à écarter des détails gênants qui viendraient embrumer l’histoire qu’on a envie de se raconter.
Par exemple, ces arguments selon lesquels la Russie envahirait l’Ukraine pour « sauver les siens » et faire cesser la répression des populations russophones dans le Donbass, répression qui aurait fait 13.000 morts depuis 2014 et qui aurait été opérée par des « nazis ». Je résume grossièrement mais c’est ça. Ces arguments énervants sont compliqués à manipuler parce qu’ils sont relayés jusqu’à l’écoeurement par la propagande pro-russe et donc forcément louches. Mais peut-on en parler sans se faire accuser de faire le jeu de ceux qui les utilisent ?
Pourquoi est-il important d’évoquer ces zones d’ombre même si elles donnent l’air de rendre le drame ukrainien beaucoup moins épique ? Parce que la complexité c’est la vie. Et c’est pour ça qu’il est important d’écouter les pour et les contre, non pas pour se positionner en pour ou contre, mais pour entendre tous les signaux. Même lorsque ces signaux sont faux, ils disent toujours quelque chose. C’est pour cela qu’il n’y a pas de mauvaise ou bonne source d’info a priori, il y a des sources différentes, certaines plus ou moins fiables, toutes avec des biais, l’important c’est de le savoir. C’est ce qu’on fait avec Flint : analyser algorithmiquement les sources d’info en analysant leur contexte.
Bref. Je ne vais pas t’embêter plus aujourd’hui avec ça, mais je vais finir par un exemple, que je te propose comme un début de réflexion pour toi.
Prends cette histoire des 13.000 morts dont on accuse l’Ukraine. Elle a pas mal buzzé sur les réseaux sociaux parce qu’une journaliste reporter, Anne-Laure Bonnel, en a parlé sur la chaîne CNews . Elle a été évidemment reprise par une partie de la sphère d’extrême droite (et elle chronique aujourd’hui pour le magazine Valeurs Actuelles) et a été accusée de défendre Poutine. Ce qu’elle récuse. La journaliste (encensée il y a quelques années par le magazine Elle pour son documentaire sur la guerre au Haut Karabagh) accuse le gouvernement ukrainien d’avoir bombardé son peuple (enfin en tout cas la partie pro-russe au Donbass). Certes, son documentaire sur le conflit en Ukraine (qui date de 2015) ne montre que le côté russophone des affrontements qui ravagent l’Ukraine depuis 2014, mais ça ne veut pas dire que les témoignages qu’elle a recueillis sont faux. Juste que son approche n’est pas super équilibrée. Sur les 13.000 morts qu’elle évoque, plusieurs médias ont apporté des nuances. Ces données viennent du seul rapport chiffré existant sur le conflit : celui du Haut commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) consacré à la situation en Ukraine. Selon ce rapport, il y a eu « 13 000-13 200 tués (au moins 3.350 civils, environ 4.100 forces armées ukrainiennes et environ 5.650 membres de groupes armés) ; et 29 000-31 000 blessés (environ 7.000 à 9.000 civils, 9.500 à 10.500 forces ukrainiennes et 12.500 à 13.500 membres de groupes armés groupes) » (lire à ce sujet l’article de l’AFP, qui est le plus complet et sourcé). Tu me diras que 3000 civils, c’est déjà beaucoup.
Pour comprendre ce qu’il s’est passé en Ukraine depuis 2014, il faut tricher un peu avec Google. Parce que sinon tu risque d’être pollué par tout ce qui a été écrit sur le sujet mais à la lumière de l’émotion unanime du moment. J’ai donc limité mes recherches à la période 2014-2021. On apprend quatre trucs, que je te laisserai creuser si tu veux :
1) Les affrontements qui ont ravagé l’Ukraine forment le théâtre de jeux d’influence complexes entre les deux blocs : Europe/Etats-Unis d’un côté, et Russie de l’autre, sur fond d’instabilité démocratique et économique, de corruption et d’intérêts stratégiques sur les matières premières. Chacun avançant ses pions au détriment des populations civiles. Tu peux lire ce travail de recherche réalisé par des étudiants de Sciences-Po ici, et sur notamment le concept de « guerre hybride » menée par la Russie, mais il y en a plein d’autres (tu peux aussi lire cette synthèse très pédagogique de ce prof d’histoire sur les enjeux économiques).
2) Des crimes de guerre, il y a en a eu des deux côtés pendant les affrontements en Ukraine en 2014 , selon Amnesty International. Mais il faudra sans doute attendre une enquête du Tribunal Pénal International (acceptée par le gouvernement ukrainien), pour y voir plus clair (tu peux lire un rapport préléminaire datant de 2020 ici, page 73).
3) L’Ukraine a été et est encore le théâtre d’affrontement de forces d’extrême droite, des deux camps (russe et ukrainien). Un reportage du journaliste Paul Moreira en 2016 dénonçait l’influence de groupes extrémistes dans la répression ukrainienne contre les séparatistes. Le reporter a été pas mal attaqué à l’époque, il s’en explique ici. Tu peux lire une note bien documentée de l’Ifri (Institut français des relations internationales, dont tu peux voir la composition ici) sur cette question :
« Au front, les nationalistes radicaux ont su s’imposer comme un groupe à part, aspirant à jouer un rôle important bien distinct des autres composantes des forces armées ukrainiennes. Dans le contexte de l’opération antiterroriste, ils se sont forgé une certaine image de héros et de protecteurs de la patrie. Mais à l’exception de quelques rares personnalités, les nationalistes radicaux ont totalement échoué à convertir cette popularité en soutien électoral. »
(Et si ce sujet t’intéresse, je te conseille cette enquête de Slate sur l’Ukraine, terrain de jeu de l’extrême droite).
4) L’Ukraine est 79ème au classement des démocraties et 102ème pour la liberté de la presse, c’est bien moins pire que la Russie (124eme et 149ème) ou que la Turquie mais ce n’est pas le paradis de la liberté non plus.
Bref, rien n’est tout blanc, ni tout noir. Et comprendre les racines du mal, sans oeillères, permet aussi de réfléchir aux solutions. Si tu as d’autres sources et approches, tu peux rejoindre le salon Discord de Flint sur le sujet.
📡 Quatre sources à suivre sur l’Ukraine
Depuis le début du conflit, j’explore les algorithmes de Flint pour tenter de trouver des sources diversifiées et sortir un peu la tête des chaînes d’info. J’aimerais trouver un moyen de te permettre d’utiliser les mêmes outils que moi… mais en attendant je te propose qui sources qui m’ont été remontées par nos robots :
1) Le Grand Continent : c’est un nouveau « média » qui a séduit par la qualité de ses publications depuis le début du conflit. A la fois site, cercle de débats et désormais éditeur, Le Grand Continent veut renouveler le genre des grandes revues à la française. Les Echos lui a consacré un article super intéressant.
« On a eu l’idée de créer quelque chose parce qu’on ne trouvait pas vraiment ce qui nous plaisait dans l’écosystème existant. On a essayé de combler un vide », explique Gilles Gressani, cofondateur du Groupe d’études géopolitiques de l’ENS qui a donné naissance à la revue en 2019. « Pour faire une revue au XXIe siècle il faut penser à l’environnement numérique. C’est une des grandes leçons des revues américaines. Une bonne revue doit réussir à articuler le temps du tweet avec le temps du livre », martèle ce normalien hyperactif de 30 ans à l’allure juvénile.
2) Le blog de Michel Goya. Un ancien militaire et ex conseiller de chef d’états-majors, qui analyse chaque jour l’avancée de la guerre en #Ukraine avec son regard de… militaire donc (méthodes utilisées, chiffres…).
3) Le blog Affordance, très différent des deux premiers. Tu le connais peut-être déjà. Olivier Ertzscheid est maître de conférence en sciences de l’information et de la communication. Il propose une série sur le volet tech et numérique de la guerre. Son dernier parle de TikTok. Et c’est passionnant.
4) Le compte Twitter de Anna Colin Lebedev, maître de conférences aussi, mais en sciences politiques, spécialiste de la Russie.
🎙 Parlons-en mardi prochain en direct !
Dans le cadre du Lab de l’Infobésité Flint, je recevrais mardi 15 mars, à midi, Antoine Bayet. Journaliste, directeur éditorial de l’INA, il vient de publier une enquête de terrain sur ce qu’il appelle la « Dark Information ».
« La « dark info » c’est: une information qui, sur la forme, peut ressembler en tout point à de l’information traditionnelle, à ceci près qu’elle a été faussée dans un but politique, économique ou bien encore sociétal rarement explicité. De l’information « Canada Dry », en somme, qui a le goût de l’info traditionnelle, la saveur de l’info traditionnelle, mais qui n’est pas de l’info. «
👉 Pour participer et poser tes questions, inscris-toi ici !
En attendant, tu peux lire le billet d’Antoine Bayet sur l’Ukraine et l’info, ici. Tu ne seras peut-être pas d’accord sur tout, mais tu pourras en discuter avec lui mardi justement.
Si tu veux m’écrire, tu peux le faire là benoit @ flint.media, je réponds à tout le monde !
Bon dimanche !
💙💛 Benoit, co-fondateur de Flint.