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Quand l’accusation de « complotisme » disqualifie et polarise le débat public

Quand l’accusation de « complotisme » disqualifie et polarise le débat public

Florian Dauphin, sociologue et maĂ®tre de confĂ©rences en sciences de l’information et de la communication Ă  l’UniversitĂ© de Picardie Jules Verne (UPJV), interroge sur l’utilisation gĂ©nĂ©ralisĂ©e du terme « complotisme » et son impact sur la qualitĂ© du dĂ©bat public. Accuser quelqu’un de complotiste le stigmatise d’entrĂ©e de jeu, disqualifie son opinion et biaise ainsi le dĂ©bat public, qui ne laisse plus de place Ă  la nuance.

« Ă‰lections truquĂ©es Â», manipulations : les relents complotistes se font entendre durant cette campagne Ă©lectorale. Selon une Ă©tude menĂ©e au sein de la Fondation Jean-Jaurès en janvier 2019, la majoritĂ© des Français ne serait pas hermĂ©tique aux thĂ©ories complotistes. Sur dix Ă©noncĂ©s jugĂ©s conspirationnistes proposĂ©s aux enquĂŞtĂ©s, 65 % de la population adhèrerait au moins Ă  l’un d’eux. Pourtant, la gravitĂ© du phĂ©nomène pourrait parfois ĂŞtre relativisĂ©e.

Alors que la France Ă©tait parfois jugĂ©e particulièrement « anti-vaccin Â», plus de 80 % de la population s’est fait vacciner contre le Covid-19 Ă  au moins une reprise.

Depuis les attentats de 2015, le terme est abondamment utilisĂ© dans les mĂ©dias notamment par les hommes et femmes politiques. Il devient aujourd’hui un problème public. De nombreux mouvements sociaux populaires sont affublĂ©s du qualificatif disqualifiant de complotiste. On pense bien sĂ»r aux « gilets jaunes Â», et actuellement aux « anti-vax Â», « anti-pass-sanitaires/vaccinal Â» et très rĂ©cemment au « Convoi de la libertĂ© Â». Son usage parfois excessif semble traduire une peur des Ă©lites envers un peuple jugĂ© irrationnel, qui manque de vigueur intellectuelle.

Le philosophe FrĂ©dĂ©ric Lordon y dĂ©cèle une « paranoĂŻa des puissants Â» dans cette « obsession Â» pour le complot. Une ligne de dĂ©marcation semble claire entre les individus autoproclamĂ©s « rationalistes Â» et les autres jugĂ©s « obscurantistes Â». Un vent de panique, accompagnĂ© d’un discours catastrophiste, semble ĂŞtre entretenu par certains politiques et journalistes qui placent les complotistes en ennemies de la dĂ©mocratie qu’il faut combattre.

Les dirigeants politiques s’inquiètent du complotisme

Le prĂ©sident Emmanuel Macron considère que « le complotisme gagne du terrain et prend des formes de plus en plus extrĂŞmes Â» et que par consĂ©quent « la nation tout entière se mobilise pour opposer au complotisme le raisonnement Ă©clairĂ© Â». Le principal coupable de cet Ă©tat : Internet et les rĂ©seaux sociaux numĂ©riques qui permettent Ă  tout un chacun de dire tout et n’importe quoi et qui ne sont pas suffisamment rĂ©gulĂ©s. Dès lors, les journalistes et les politiques semblent s’attribuer un surcroĂ®t de lĂ©gitimitĂ© en s’engageant dans une lutte contre les idĂ©es fausses (le « fact-checking Â») afin d’éduquer la population.

C’est Ă  partir de 2008 que des journaux vont crĂ©er des rubriques dans le but de dĂ©masquer les fausses informations : « DĂ©sintox Â» dans LibĂ©ration et « Les DĂ©codeurs Â» dans Le Monde, parmi les premiers. Ces rubriques vont progressivement se gĂ©nĂ©raliser dans l’ensemble des mĂ©dias.

Politiquement, la rĂ©cente commission, mise en place le 29 septembre 2021, commanditĂ©e par le gouvernement, prĂ©sidĂ©e par le sociologue Gerald Bronner, montre Ă  quel point le sujet de l’obscurantisme Ă  l’ère numĂ©rique devient prĂ©occupant pour les Ă©lites.

La demande du prĂ©sident repose sur quatre points Ă  dĂ©velopper que l’on peut lire en prĂ©ambule du rapport :

  • « Ă©tablir un Ă©tat de l’art […] sur l’impact d’Internet dans nos vies de citoyens Â»,
  • « formuler des propositions dans les champs de l’éducation, de la prĂ©vention, de la rĂ©gulation et de la judiciarisation des diffuseurs de haine Â»,
  • « Proposer de nouveaux espaces communs de la dĂ©mocratie Â»,
  • « dĂ©velopper une analyse historique et gĂ©opolitique de l’exposition de la France aux menaces qui pèsent sur notre dĂ©mocratie Â».

Dès sa parution en janvier 2022, le rapport de cette commission suscite des critiques importantes de la part de chercheurs. En effet, deux réserves apparaissent largement justifiées. D’une part, l’état de l’art sur la question de l’impact d’Internet est extrêmement lacunaire, et d’autre part l’approche essentiellement cognitiviste, qui s’intéresse au processus de traitement de l’information (perception, mémoire, pensée, etc.), se fait au détriment d’une approche historique et sociologique du sujet.

Bien sĂ»r, il ne s’agit pas de nier l’importance de ce combat et des dangers potentiels des thĂ©ories complotistes, et des « fake news Â» qu’ils leur sont associĂ©s. De mĂŞme, il est avĂ©rĂ© qu’Internet et les mĂ©dias sociaux modifient nos manières de nous informer, de communiquer et donc nos reprĂ©sentations du monde. En particulier, les phĂ©nomènes de « bulles de filtre Â» (le rĂ´le des algorithmes dans la proposition de l’information aux internautes et le potentiel isolement intellectuel qu’il induit) et de « chambres d’écho Â» (le fait que les croyances sont amplifiĂ©es par l’effet de rĂ©pĂ©tition) restent Ă  prĂ©ciser davantage. Mais notre propos consiste ici Ă  analyser les usages sociaux du qualificatif de complotiste et ses effets sur le dĂ©bat public.

Ce que produit l’usage du qualificatif « complotiste Â»

Lors d’une interaction, le fait de qualifier l’autre de complotiste produit un effet : il place l’émetteur dans une position de supĂ©rioritĂ© intellectuelle, de sachant. Par consĂ©quent, il disqualifie l’autre, qui est relayĂ© dans une position d’infĂ©rioritĂ©, d’ignorant, de crĂ©dule, voire de paranoĂŻaque qui menace l’ordre dĂ©mocratique. L’attribution du qualificatif est « nĂ©gative et pĂ©jorative Â». C’est une « labellisation infamante Â», un « Ă©tiquetage social Â» qui vise Ă  « stigmatiser Â» et Ă  disqualifier, qui place l’autre dans le camp des « dĂ©viants Â» par rapport aux dits « normaux Â».

Autrement dit, le qualificatif de complotiste est normatif, c’est-Ă -dire, qu’il induit une norme de pensĂ©e sur un sujet contre un point de vue dĂ©viant. Mais, bien que personne ne se revendique complotiste, le « stigmate Â» peut ĂŞtre retournĂ© : celui qui l’emploi est considĂ©rĂ© par la cible de l’invective comme crĂ©dule ou Ă©ventuellement complice.

En se parant d’un discours qui fait consensus pour les autoritĂ©s scientifiques et politiques, l’individu qui accuse de complotiste est lui aussi disqualifiĂ©. Il est considĂ©rĂ© Ă  son tour comme ignorant, crĂ©dule et conformiste, qui suit les moutons et leur berger. Le terme apparaĂ®t au cours d’une discussion comme un nouveau « point Godwin Â».

Cette notion non scientifique, développée par un avocat américain, désigne la probabilité importante lors d’une discussion qui se prolonge et qui devient véhémente, de faire référence aux nazis ou à Hitler. Recourir au qualificatif de complotisme, amalgame, polarise et ne permet pas de penser et d’argumenter. Il divise en deux camps ennemis et renforce les positions initiales de chacun. En ce sens, il biaise le débat public.

Un usage politique du complotisme pour disqualifier les adversaires

Politiquement, l’usage du terme disqualifie les discours des groupes sociaux d’opposition. Il produit souvent des amalgames. Par exemple, celui existant entre « anti-vax Â» et « anti pass vaccinal Â». Il apparaĂ®t possible de critiquer l’obligation vaccinale tout en Ă©tant favorable Ă  la vaccination consentie. De mĂŞme, il est possible d’observer des rĂ©serves sur les lobbys pharmaceutiques et sur l’intĂ©rĂŞt financier Ă  vendre des vaccins sans tomber dans une forme d’irrationalitĂ© et de paranoĂŻa. L’usage du qualificatif peut alors permettre de disqualifier toutes rĂ©serves et/ou contestations contre les progrès scientifiques et technologiques.

Un autre exemple peut être celui du développement de la 5G. Il est possible d’avoir des réserves, voire d’y être fermement opposé sans pour autant être complotiste. L’existence de nombreuses théories conspirationnistes sur le sujet, comme celle considérant que les antennes-relais affaiblissent le système immunitaire et seraient responsables des cas mortels fallacieusement attribués au Covid-19 sert de moyen pour disqualifier toutes critiques face aux potentiels dangers de cette innovation. Lorsque le président Macron disqualifie les opposants à la 5G en les qualifiant d’amish/complotistes, ils les accusent d’irrationalité.

Le risque est que toutes critiques et toutes oppositions tombent sous le coup de l’accusation de complotisme. Ceci a pour effet de « pathologiser Â» le dĂ©bat public, de l’hystĂ©riser et d’empĂŞcher tout avis contradictoire et toutes nuances.

L’explication univoque des biais cognitifs évacue la question sociale

Le paradigme dominant dans l’analyse du complotisme, au moins mĂ©diatiquement, est cognitif : c’est-Ă -dire le fait de considĂ©rer que les thĂ©ories complotistes sont biaisĂ©es, qu’elles comportent des failles dans le raisonnement.

Le succès du dernier livre de Gerald Bronner intitulé Apocalypse cognitive et ses nombreux passages médiatiques témoignent un certain engouement pour le grand public à décrypter les failles de raisonnement. Le recours à cette analyse peut être nécessaire et pertinent dans la mesure où les biais cognitifs existent bel et bien, c’est-à-dire des erreurs de raisonnement, inconscientes et systématiques dans le traitement d’une information. Mais cette explication est aussi lacunaire.

En considérant que les biais cognitifs sont à l’origine des croyances fausses, on réduit le phénomène à une explication individuelle et à un déterminisme biologique/neurologique. Le sociologique est de fait relégué au cognitivisme. On ne répond pas à la question sociologique de savoir pourquoi des groupes sociaux sont plus à même d’adhérer à une croyance plutôt qu’une autre et pourquoi tel ou tel discours complotiste se propage davantage dans tel ou tel contexte. Par exemple, le cas de la résistance aux vaccins particulièrement vive en Guadeloupe et en Martinique est exemplaire de la dimension contextuelle de l’adhésion à des théories conspirationnistes, que l’approche par les biais cognitifs ne permet pas de comprendre.

Pire, en se focalisant uniquement sur l’analyse des biais cognitifs, on laisse dans l’ombre la dimension sociale et politique pourtant importante de la disqualification et de la stigmatisation des groupes sociaux dans une position sociale basse dont les « gilets jaunes Â» sont reprĂ©sentatifs. Le complotisme serait l’apanage des classes populaires, faibles d’esprit et dĂ©sinformĂ©es et la labĂ©lisation infamante permettrait de disqualifier des critiques sociales pourtant lĂ©gitimes et rationnelles. Ainsi, l’attribution du qualificatif complotiste pourrait ĂŞtre le signe d’un mĂ©pris de classe.

Déclaration d’intérêts

Florian Dauphin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a dĂ©clarĂ© aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.