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Sondages : comment ne pas se faire piéger ?

Sondages : comment ne pas se faire piéger ?

En novembre dernier, nous nous interrogions sur l’utilitĂ© des sondages en pleine campagne et Ă  leur impact sur notre dĂ©mocratie. Ă€ moins d’une semaine du premier tour de l’élection prĂ©sidentielle, je suis allĂ© poser trois questions Ă  ValĂ©rie Charolles, chercheuse associĂ©e au Laboratoire d’Antropologie Critique Interdisciplinaire, qui dĂ©pend du CNRS et de l’EHESS. Elle vient de faire paraĂ®tre son cinquième livre, “Se libĂ©rer de la domination des chiffres”. 

Comment bien lire un sondage ? Ă€ quoi faut-il faire attention ? 

Pour avoir une lecture rigoureuse d’un sondage, il ne faut pas s’en tenir Ă  la plaquette rĂ©sumĂ©e reprise dans les mĂ©dias, souvent un graphique avec un chiffre unique par candidat. Il faut aller lire l’enquĂŞte elle-mĂŞme, que les instituts de sondage sont obligĂ©s de publier. C’est lĂ  que l’on peut comprendre la signification du rĂ©sultat, qui, dans le rĂ©sumĂ©, est avancĂ© d’une façon beaucoup trop affirmative par rapport Ă  ce que l’échantillon interrogĂ© permet rĂ©ellement de dire. 

Dans un sondage, il y a toujours une marge d’incertitude, gĂ©nĂ©ralement de plus ou moins 2,5% pour les sondages Ă©lectoraux. C’est-Ă -dire que pour un rĂ©sultat de 17,5% par exemple, techniquement vous avez 95 chances sur 100 de vous situer entre 15 et 20%. Il a Ă©tĂ© demandĂ© par la loi [du 25 avril 2016 de modernisation de diverses règles applicables aux Ă©lections] aux instituts de sondage de prĂ©ciser cette marge d’erreur. Ils le font, mais dans les documents dĂ©taillĂ©s, consultables uniquement sur leur site et de façon plus ou moins claire. Parmi les grands instituts ayant pignon sur rue, je n’en ai pas encore vu un faire ce qui me semblerait honnĂŞte du point de vue scientifique : donner une marge de rĂ©sultat et non un rĂ©sultat unique. De cette façon, on verrait que le pronostic d’un candidat pourrait recouper celui d’un autre, qui est deux points au dessus ou en dessous. Cela changerait beaucoup de choses, parce que la marge d’incertitude est d’autant plus Ă©levĂ©e que les rĂ©sultats sont serrĂ©s. Ce travail, c’est aux instituts de sondage, mais aussi aux mĂ©dias de le faire, plutĂ´t que de reprendre uniquement le graphique simplifiĂ©. On nous dit qu’un sondage est une photographie de l’opinion Ă  un moment T, mais ce n’est pas vrai : c’est une photo que l’on nous prĂ©sente nette, alors qu’en rĂ©alitĂ© elle est floue. 

Ensuite, lorsque l’on lit l’étude, il faut faire attention Ă  la manière dont sont posĂ©es les questions. Il y a une diffĂ©rence entre “Dans quinze jours, ĂŞtes-vous sĂ»r d’aller voter pour …” ou “Pensez-vous aller voter pour …” ou “Si l’élection avait lieu demain, pour qui avez-vous le plus de chances de voter ?” qui est gĂ©nĂ©ralement la question posĂ©e. Durant la campagne, il me paraĂ®trait plus intĂ©ressant de chercher Ă  savoir quelle proportion de personnes ont l’intention d’aller voter, quelle proportion de personnes sont sĂ»res de leur choix, quelle proportion de personnes hĂ©sitent… Cela nourrirait le dĂ©bat dĂ©mocratique, bien plus que de vous dire le rĂ©sultat avant que vous n’ayez votĂ©. Il y a des sondages qui le font, mais ce ne sont pas les grands sondages qui seront commentĂ©s dans les mĂ©dias. Ils pourraient ĂŞtre un accompagnement de la campagne, de la vie dĂ©mocratique. Ă€ l’inverse, quand les sondages sont la prĂ©vision d’un rĂ©sultat, estimĂ© robuste alors qu’il y a une grande marge d’incertitude, quand ils prĂ©sentent en quelque sorte une Ă©lection comme si elle Ă©tait dĂ©jĂ  jouĂ©e, c’est très dĂ©mobilisateur.

Si la loi oblige cette transparence, et que l’on connaĂ®t les consĂ©quences d’une reprĂ©sentation brute des rĂ©sultats, pourquoi continue-t-on Ă  les reprĂ©senter de la sorte ? 

C’est une question qu’il faut poser aux instituts de sondage ! Je pense qu’il est plus simple pour eux d’annoncer un chiffre du type tel candidat est à tel résultat, plutôt que d’annoncer une marge. Je suis persuadée qu’ils font erreur sur ce point car les citoyens sont éduqués. Si on leur disait que tel candidat est clairement au dessus des autres car il est plus de 5 points avant eux, mais que trois autres sont en fait dans des cercles qui se recoupent, les personnes comprendraient et la démocratie s’en porterait mieux. On peut en effet se demander à quoi servent les sondages dans la vie politique.

Mesurer les intentions de vote des citoyens n’est pas essentiel dans une dĂ©mocratie. L’essentiel est qu’ils votent et que le rĂ©sultat soit pris en compte. Par eux-mĂŞmes, les sondages n’ont pas d’utilitĂ© dĂ©mocratique. Ils permettent de nourrir le dĂ©bat politique, certes, en parlant des rĂ©sultats attendus. Mais tout le temps passĂ© Ă  prĂ©senter des sondages est du temps en moins pour dĂ©battre des programmes. Ce que je trouve frappant dans cette campagne, c’est la place qu’ont prise les estimations de rĂ©sultats par rapport Ă  l’explicitation des programmes des candidats. J’ai l’impression que les Ă©lecteurs sont mieux informĂ©s de l’état des sondages que des programmes. 

Pour ĂŞtre complète, les sondages servent quand mĂŞme Ă  quelque chose, mais c’est lĂ  aussi que la marge d’incertitude est importante. Ils servent Ă  dĂ©terminer, jusqu’à quinze jours avant l’élection, l’équitĂ© d’accès aux mĂ©dias. Les sondages sont un Ă©lĂ©ment que prennent en compte les mĂ©dias pour rĂ©partir le temps de parole entre les candidats. Les quinze jours prĂ©cĂ©dant l’élection correspondant Ă  la campagne officielle sont, eux, une pĂ©riode de stricte Ă©galitĂ© entre candidats dans les mĂ©dias. Mais avant, le respect de la dĂ©ontologie en matière de campagnes Ă©lectorales s’apprĂ©cie en particulier sur la base des rĂ©sultats des sondages. Cela fonctionne si les sondages sont justes. S’ils se trompent massivement, c’est embĂŞtant.

Depuis 1995, seuls les sondages de 2007 correspondaient aux rĂ©sultats de l’élection. En 2016, Macron n’était que 6e avant le premier tour. Est-ce qu’on peut dire que les sondages impactent un scrutin ? Si oui, de quelle manière ? 

C’est une question extrĂŞmement dĂ©battue. Oui, ils ont un impact sur le scrutin, ne serait-ce que parce qu’ils donnent plus ou moins accès aux mĂ©dias. Par-delĂ , il peut y avoir deux effets, mais je n’ai pas vu d’étude très solide sur l’effet qui l’emporte. On peut avoir un effet d’entraĂ®nement : je vote utile, pour celui qui a le plus de chance de gagner ou d’accĂ©der au second tour. Et il peut y avoir un effet de dĂ©mobilisation pour les candidats prĂ©sentĂ©s comme ayant des pronostics de rĂ©sultats faibles. C’est très difficile, d’un point de vue scientifique, de mesurer ces effets. Il faudrait construire un «contrefactuel » en plaçant une partie de la population Ă  l’abri des sondages, et voir s’il y a une diffĂ©rence avec les votes du reste de la population. Ce n’est pas possible dans la vie rĂ©elle et il est donc difficile de quantifier ces effets. 

De plus, le vote est réputé secret, à faire en son âme et conscience. Les sondages heurtent ce principe-là. Auparavant, les instituts de sondages effectuaient des redressements, car au téléphone, les citoyens avaient tendance à moins “assumer” le vote pour les extrêmes, à droite notamment, et donc les instituts opéraient des redressements en augmentant les scores de l’extrême droite. Maintenant, on a beaucoup plus affaire à des résultats bruts. D’une part, car les citoyens seraient décomplexés par rapport à un type de vote. D’autre part, parce que les enquêtes se font désormais via des questionnaires en ligne et les sondés se sentiraient plus libres de répondre honnêtement qu’au téléphone. D’une certaine manière, la technique du redressement disparaît car le secret du vote apparaît moins comme une évidence : au fur et à mesure des élections, on s’est habitué à entendre des sondages.