Quelques semaines après le discours des huit étudiants ingénieurs de l’école AgroParisTech, et des très nombreuses réactions qu’il a provoqué sur les réseaux sociaux, Antoine Bouzin, doctorant en sociologie à l’Université de Bordeaux et ingénieur, propose de prendre du recul sur cette intervention. À quand remonte l’engagement écologique des ingénieurs en formation ? Comment leurs formes d’action ont évolué ? Que retenir finalement de cette prise de parole ?
16-06
Flint Production
Crise écologique : ces élèves ingénieurs qui veulent transformer leur métier
Traditionnellement discrètes et à distance de l’agitation caractéristique du débat public, les écoles d’ingénieurs ont été récemment placées au centre de l’attention médiatique. En effet, le 30 avril dernier, à l’occasion de la cérémonie de remise des diplômes organisée par l’école d’agronomie Agro ParisTech, un discours prononcé par huit élèves ingénieurs a suscité une onde de réactions particulièrement conséquente.
Vivement critiques du modèle économique capitaliste, du secteur industriel jugé néfaste sur le plan écologique et des promesses techno-scientifiques présentées comme des instruments de préservation de l’ordre existant, les propos tenus révèlent une dimension revendicative peu répandue au sein d’un corps professionnel qui exprime généralement un faible intérêt pour les questions d’ordre social et politique.
S’il demeure numériquement minoritaire dans le champ professionnel en question, l’engagement écologiste des ingénieurs prend une ampleur inédite depuis la fin des années 2010. En effet, on observe entre 2017 et 2019 l’émergence de plusieurs organisations dédiées aux enjeux écologiques et fondées, totalement ou en partie, par des élèves ingénieurs, parmi lesquelles « La Bascule », « Ingénieur·e·s Engagé·e·s », « Pour un réveil écologique » ou encore « Together for Earth ».
Si les arènes mobilisées pour porter la défense de la cause sont nombreuses, notamment économiques et politiques, l’une d’entre elles apparaît particulièrement sollicitée : l’arène scolaire. L’école d’ingénieur elle-même devient dès lors le lieu où peuvent être menées des actions collectives et exprimées des revendications, ainsi que l’atteste le discours des élèves ingénieurs agronomes évoqués plus haut.
Actions sur les campus
Le choix des écoles d’ingénieurs comme terrain de lutte n’est pas tout à fait récent et n’apparaît par ailleurs guère étonnant dans la mesure où ces dernières peuvent être appréhendées comme des institutions « enveloppantes ». En effet, ces établissements concentrent, par une vie associative habituellement très intense et la construction d’une identité collective particulièrement marquée, l’essentiel des activités et de l’attention quotidiennes des élèves ingénieurs durant leur formation.
On observe ainsi l’émergence au cours des années 2000 de groupes d’élèves organisés en clubs ou en associations et mobilisés sur les questions environnementales. Les actions mises en œuvre peuvent être d’ordre moral d’une part et viser à faire changer les comportements individuels des pairs à travers par exemple la vente de paniers de légumes, de mise à disposition de fruits frais ou encore par la suppression des gobelets plastiques à la cafétéria.
Des actions menées sont d’ordre pédagogique d’autre part et cherchent à sensibiliser aux diagnostics scientifiques établis au sujet de l’urgence écologique et de ses différentes composantes, dont le changement des climats, la destruction de la biodiversité ou encore les multiples épisodes de pollution. Il s’agit ici de proposer des projections de documentaires, des conférences, des animations ludiques ou encore des séances de discussion autour de rapports scientifiques, généralement ceux publiés par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).
Ces deux catégories d’action s’enracinent dans une certaine vision de la cause écologique. En effet, si les mouvements écologistes implantés en France à partir des années 1960-1970 poursuivent l’ambition de transformer le fonctionnement politique et économique des sociétés modernes industrielles, leurs protestations se transforment au cours des années 1980 et s’orientent vers un nouveau registre, celui d’une expertise scientifique et juridique.
Cette nouvelle mise en langage des revendications écologistes permet de formuler des discours subitement plus intelligibles aux yeux d’ingénieurs considérant fréquemment les questions politiques comme irrationnelles car mobilisant insuffisamment la raison scientifique. Co-traités à l’échelle internationale par les ONGE (Organisations non gouvernementales environnementales.) et les institutions mondiales telles que les Nations unies, les problèmes écologiques se voient pris en charge à l’aide d’innovations technologiques et de nouvelles normes réglementaires – souvent peu contraignantes.
Ces solutions n’apparaissent cependant aujourd’hui plus convaincantes pour beaucoup de jeunes ingénieurs investis pour défendre les intérêts écologiques. En effet, les rapports scientifiques publiés, notamment ceux du GIEC et de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), font état d’une situation planétaire toujours plus dégradée. Des entrepreneurs de cause, et notamment des ingénieurs reconnus, proposent une lecture extrêmement critique des mesures politiques et économiques environnementales mises en œuvre qui interrogent par ailleurs les finalités de l’ingénierie.
Une identité professionnelle questionnée
On observe ainsi l’émergence, parmi les ingénieurs écologistes, d’interrogations réflexives afférentes à leur profession, souvent accompagnées d’un sentiment de « perte de sens » fondé sur l’impression d’un écart manifeste entre l’adhésion personnelle à des valeurs associées à la cause écologique et un emploi dont les activités peuvent être jugées néfastes à l’égard de l’environnement.
La définition même du métier devient ainsi un enjeu de lutte qui se traduit par l’élaboration de nouvelles revendications soutenues par les élèves ingénieurs au sein de leurs écoles. Outre les actions d’ordre moral et pédagogique, ces protestations se dirigent davantage vers les offres de formation proposées par les établissements et se déclinent en deux points.
Le premier exprime le besoin de comprendre les effets écologiques des technologies étudiées et formule explicitement la demande que cette dimension soit abordée au sein des enseignements techniques. Le second s’adresse aux directions des écoles et sollicite l’intégration de cours en sciences humaines et sociales dans les cursus afin d’acquérir des connaissances réflexives et critiques au sujet des sciences, des techniques et de leurs interactions avec la société.
Ces changements importants exigés par ces élèves ingénieurs se heurtent à des difficultés multiples. Outre les freins et les inerties d’ordre organisationnel, logistique et économique, les représentations afférentes au rôle de la technique et de l’ingénieur constituent des obstacles également majeurs.
En effet, les réponses fréquemment adressées aux élèves par les directions des écoles présentent un modèle idéal bien situé du métier d’ingénieur. Ce dernier doit ainsi intégrer les grands groupes industriels et participer au développement du progrès perçu comme linéaire grâce à des innovations technologiques toujours plus sophistiquées.
Cette trajectoire ne semble cependant plus correspondre à l’identité professionnelle désormais recherchée par les élèves ingénieurs. Ceux-ci visent ainsi davantage à enrichir la conception de l’ingénierie en intégrant d’autres dimensions, notamment sur les questions d’éthiques, d’utilité sociale et écologique ou encore de responsabilité politique.
Déclaration d’intérêts
Antoine Bouzin est membre du Réseau Ingenium et de l’Observatoire des formations citoyennes.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.