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Quand “nourrir” le cerveau menace l’attention

Quand “nourrir” le cerveau menace l’attention

Depuis quelque temps maintenant, Ă  Flint, on vous parle de l’infobĂ©sitĂ©, ce surplus d’information qui peut vous submerger, et vous conduire Ă  ne plus vous informer. En fait, ce phĂ©nomène a une autre consĂ©quence, tout aussi prĂ©occupante : la perte d’attention. La “mentalimentation”, ou nourrir son cerveau, est aujourd’hui optimisĂ©e, aux dĂ©pens d’une qualitĂ© dĂ©laissĂ©e. Tout ton environnement s’est structurĂ© autour de cette consommation rapide, mais ton cerveau, lui, peine Ă  s’adapter. Ce qui le dĂ©règle totalement. 

đź’ˇ Pourquoi c’est intĂ©ressant ? Au-delĂ  d’un sentiment de mal-ĂŞtre et de rejet de l’information, l’infobĂ©sitĂ© engendre Ă©galement des troubles psychiques, qui perturbent notre quotidien. Comprendre d’oĂą vient notre attention et ce qui la dirige peut permettre d’en retrouver la maitrise, et donc une prise de recul sur nos pratiques en ligne. 

Les faits 

🤔 Alors dĂ©jĂ , de quoi parle-t-on ? 

Pour bien comprendre le sujet, il est nĂ©cessaire de commencer par les bases : l’attention. Le chercheur en neurosciences cognitives Ă  l’Inserm Jean-Philippe Lachaux la voit comme “une sĂ©lection” de notre cerveau, qui “ne peut pas traiter tout ce qui lui arrive, ni tout ce qui arrive aux sens”. Ainsi on “sĂ©lectionne” ce qui attire notre attention pour rendre la tâche plus facile Ă  notre cerveau (La Voix du Nord). 

Anne Alombert et Olga Kokshagina, membres du Conseil national du numĂ©rique prĂ©cisent que notre attention est Ă  la fois psychique (ĂŞtre attentif) et sociale (ĂŞtre attentionnĂ©) (Conseil national du numĂ©rique). Le docteur en neurosciences Michel Desmurget ajoute que le concept d’“attention” n’est pas singulier, mais multiple, aux “rĂ©alitĂ©s comportementales et neurophysiologiques fort disparates.” (“La Fabrique du crĂ©tin digital”) 

Afin de comprendre les mécanismes de l’attention, Jean-Philippe Lachaux a développé le terme de “mentalimentation”. Comme pour l’infobésité, on peut voir un parallèle entre l’attention dont on fait preuve toute une journée et l’alimentation : “Aujourd’hui, on fait attention à ce que l’on mange, à ce qu’on donne à manger aux enfants : il faut que ce soit bio, sans pesticide, pas trop de sodas… Par contre, ce qu’on met dans son cerveau par le biais de l’attention, on s’en occupe beaucoup moins, on donne un peu n’importe quoi” explique le chercheur. Par exemple, quelles sont les conséquences d’une consommation quotidienne de vidéo Youtube sur notre attention ? (La Voix du Nord)

đź‘€ Faire attention Ă  notre “attention” 

Chaque jour, ton cerveau doit composer avec des sources d’informations diverses et multiples (qui sont de plus en plus nombreuses), des distractions et d’autres choses “à faire”. Son but est de ne te faire rien louper, donc de traiter un maximum de choses. C’est lĂ , notamment, que les biais cognitifs, comme les heuristiques (raccourci de la pensĂ©e) entrent en jeu. Ils aident ton cerveau Ă  maximiser son activitĂ© pour remplir son objectif. 

Mais qui en pâtit ? Ton attention ! Plus ton cerveau traite d’élĂ©ments, moins il ne te laisse de temps pour leur accorder de l’attention. Concrètement, lire une trentaine de pages d’un livre, apprendre Ă  jouer d’un instrument, suivre un cours d’une heure ou mĂŞme regarder un film font appel Ă  ton attention de manière soutenue et constante. Maintenir ce niveau d’attention devient de plus en plus compliquĂ©, notamment chez les plus exposĂ©s aux Ă©crans. Pour Michel Desmurget, les Ă©crans remplacent les activitĂ©s qui structurent cette attention (dessin, lecture) et transforment notre sommeil (nuits moins longues). Et face au tout numĂ©rique et Ă  son rythme, notre cerveau peine Ă  s’adapter (20 Minutes, Le Monde). 

En 2017, une Ă©tude rĂ©alisĂ©e au Canada par Microsoft prouvait que la durĂ©e d’attention moyenne ne dĂ©passait pas plus de 8 secondes, contre 12 en 2000. MĂŞme si Philippe Vernier, directeur de Recherche au Centre national de la recherche scientifique, appelle Ă  la prudence Ă  propos de cette Ă©tude, non-scientifique, il reconnaĂ®t l’affaiblissement de notre capacitĂ© attentionnelle lorsque l’on passe d’un Ă©cran Ă  l’autre (Le DauphinĂ© libĂ©rĂ©, Atlantico). 

đź§  Pourquoi cette attention est-elle devenue si importante ? 

En 1971, l’économiste Herbert Simon dĂ©finit le concept de “l’économie de l’attention”, soit “le fait de transformer l’attention, c’est-Ă -dire le temps, la conscience ou l’esprit des citoyens, en une ressource exploitable et marchandisable” selon Anne Alombert (qui remonterait dĂ©jĂ  Ă  l’AntiquitĂ©, avec la rhĂ©torique, Le journal du CNRS). TĂ©lĂ©vision et publicitĂ© ont d’abord donnĂ© une dimension commerciale Ă  cette Ă©conomie de l’attention (“Ce que nous vendons Ă  Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.”, Patrick Le Lay, PDG de TF1, 2004) avant que les rĂ©seaux sociaux ne la maximisent. 

Pour cela, plusieurs stratégies : la publicité ciblée, les suggestions automatiques de contenus (Youtube, Netflix), les algorithmes de recommandation qui affinent ton fil d’actualité, les notifications, les “récompenses” (likes, partages, j’en parlais ici), les vidéos courtes, etc… Pour ces plateformes, ton cerveau doit sans cesse être stimulé, ce qui change par rapport à un film ou à un livre. (Reporterre)

Les auteurs Yves Marry et Florent Souillot vont jusqu’à évoquer une “guerre de l’attention” et y voient une expansion extrême du capitalisme sur nos vies, dans un modèle qui s’autoalimente. Plus on passe de temps sur les réseaux sociaux, plus ils disposent d’informations qui leurs permettent de nous y faire rester encore plus, etc… Et les plateformes elles-mêmes sont conscientes de ces dérives, et certains responsables en dénoncent les effets néfastes sur la psychologie humaine (Usbek&Rica, 20 Minutes, The Atlantic

đź’ˇ Des pistes pour retrouver la maĂ®trise de son attention ? 

Dans leur rapport, Anne Alombert et Olga Kokshagina identifient 12 leviers, divers, afin de “remettre les technologies numĂ©riques au service d’une attention psychique, sociale et environnementale”. On retrouve la mission de sensibilisation aux enjeux de l’attention, mais aussi la reconnaissance d’un droit d’être informĂ© sur les dispositifs de captation attentionnelle, le renforcement du droit Ă  la dĂ©connexion, le renforcement de l’éducation aux mĂ©dias ou encore l’établissement d’un droit de paramĂ©trer les contenus et les Ă©metteurs (Conseil national du numĂ©rique). 

Jean-Philippe Lachaux préconise, lui, de savoir “maîtriser” son attention, et pour cela, de la comprendre. Prendre soin de ce que l’on consomme comme information, cela doit revenir à prendre soin de ce que l’on consomme comme aliment : varié, équilibré et surtout en quantité limitée (Les Echos). Pour cela, il a justement créé le programme scolaire ATOLE, une série d’exercices et d’ateliers réalisés en classe, qui doit permettre aux élèves de mieux comprendre comment fonctionne leur attention, et de mieux la maîtriser (La Voix du Nord, Cortex mag)

Voici aussi quelques retours d’enseignants, contraints d’adapter leur cours à l’attention toujours plus volatile de leurs élèves (exercice plus percutants, plus participatifs, Le Monde).

📚 Le champ de l’attention vous intĂ©resse ? Voici quelques ouvrages (citĂ©s dans l’article ou non) , qui font le tour de la question : 

– La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l’attention, Bruno Pattino
– La Fabrique du crĂ©tin digital, Michel Desmurget 
– L’économie de l’attention. Horizon ultime du capitalisme ?, Yves Citton 
– La Guerre de l’attention, Yves Marry et Florent Souillot

 

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