15-06
Flint Production
Pourquoi l’allocation aux adultes handicapés fait-elle débat ?
En bref :
Le 13 février 2020, une proposition de loi “portant diverses mesures de justice sociale” a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale. L’une des mesures concernait le calcul du montant de l’Allocation aux Adultes Handicapés (AAH) pour les personnes en situation de handicap et en couple. Au lieu de prendre en compte leurs revenus et ceux de leurs conjoint(e)s pour calculer l’allocation, la loi visait à augmenter l’indépendance financière de la personne handicapée en séparant les revenus du couple. Oubliée le temps de la crise sanitaire, le soutien de la mesure a été relancé via une pétition initiée en septembre 2020 par Véronique Texier, quadragénaire française concernée par le sujet. Le Sénat a adopté l’individualisation du calcul de l’allocation en mars. Mais la proposition a été bloquée le 18 juin par les députés La République en Marche et MoDem.
🤖 Qui ça intéresse ? Selon nos robots, le sujet résonne du côté des socialistes et de la France insoumise, mais aussi chez les sociologues, les économistes et les politiciens.
🗒️ À emporter : derrière la discussion de l’individualisation de l’Allocation Adulte Handicapé émergent des problématiques plus larges d’autonomisation des personnes handicapées, d’égalité femmes-hommes et de justice sociale, car l’étude détaillée des mécanismes d’aide et de redistribution révèle des inégalités parfois méconnues.
Les faits :
🏛️ L’AAH ?
– 1,2 millions de personnes touchent l’Allocation Adultes Handicapés en France, un nombre en croissance continue depuis au moins 2007. Prestation de solidarité, l’AAH est accordée aux personnes en fonction de leur âge, de leur taux d’incapacité et de leurs ressources – le calcul de ces dernières intégrant les revenus du conjoint, du concubin ou du pacsé.
– 270 000 personnes parmi elles sont en couple.
– Fin 2018, le budget de l’AAH représentait 9,7 milliards d’euros pour une allocation mensuelle de 689 € en moyenne par personne, 903€ maximum.
✅ Pour une déconjugalisation de l’AAH
– Si le plafond des revenus du couple dépasse 19 607 euros en 2020 (1 633 euros par mois), l’allocation n’est plus versée à la personne handicapée. Selon les défenseurs de la déconjugalisation, prendre uniquement en compte les revenus de la personne bénéficiaire de l’AAH assurerait son indépendance psychologique et sociale.
– Déconjugaliser l’AAH est surtout présenté comme une manière d’assurer l’autonomie financière des personnes handicapées. « Vivre en couple ou être indépendant financièrement, voilà le choix que le système actuel impose aux personnes handicapées », selon le député communiste Stéphane Peu cité par LCP.
– C’est aussi une manière d’amoindrir une vulnérabilité déjà grande, notamment pour les femmes. Celles-ci ont plus de difficultés à trouver des emplois et sont plus exposées aux violences conjugales : 34% des femmes en situation de handicap en sont victimes contre 19% des valides selon une étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union Européenne publiée en 2016. Quant aux appels au 114, le numéro d’urgence dédié aux personnes sourdes et malentendantes, la moitié de ceux passés par des femmes concernent des cas de violences conjugales.
– Les associations décrivent dans Slate le raisonnement en faveur de la conjugalisation comme “validiste”, accréditant “l’idée que les personnes handicapées ne seraient pas des sujets de droit, adultes, autonomes (…). Cela renforce l’idée que les personnes handicapées seraient des objets de charité et de protection soumises à une domination au sein du foyer.” Pour l’avocate et activiste Elisa Rojas, la réforme “est une question de dignité”.
🚫 Contre l’individualisation de l’AAH
– Pour Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des personnes handicapées interrogée par Slate, “la solidarité nationale complète la solidarité familiale, mais ne doit pas s’y substituer”.
– En commission, les députés LaREM et MoDEM ont repoussé l’éventualité d’une individualisation de l’AAH, au motif qu’elle serait trop “difficile” à mettre en œuvre.
– Proposition a été faite de modifier les abattements d’impôt plutôt que les modalités d’attribution de l’AAH. Le vote de l’Assemblée le 17 juin permettra de trancher.
– L’individualisation de l’AAH pourrait entraîner une augmentation de budget de 500 millions d’euros.
💶 Autres effets de la conjugalisation des impôts et prestations sociales
– La question des prélèvements et prestations sociales a longtemps été étudiée au prisme des foyers, sans distinguer les personnes qui les composent. Mais de récents travaux économiques adoptent de nouvelles modalités de calcul, analysant plus finement les populations qui profitent ou non des différents dispositifs de redistribution. Dans Le genre du capital, les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac montrent par exemple que les dynamiques de répartition des fonds et d’imposition des familles profitent majoritairement aux hommes.
– Ces inégalités sont particulièrement visibles au moment des divorces, lorsqu’il faut répartir les biens. Mais elles se construisent au sein des ménages constitués. Elles s’expliquent par l’existence d’inégalités salariales, mais aussi parce que les prélèvements sociaux conjugalisés profitent généralement aux salaires les plus élevés – généralement masculins dans le cadre de couples hétérosexuels.
– Au-delà du débat sur l’individualisation de l’AAH, il existe aussi des discussions sur le bien-fondé de la conjugalisation ou de l’individualisation des autres prestations et des prélèvements sociaux.
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[Modification 18.06.21 : ajout du blocage par l’Assemblée nationale et du point de vue d’Elisa Rojas exprimé dans Mediapart.]