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La blockchain : renouveau ou danger politique ?

La blockchain : renouveau ou danger politique ?

Comme Internet avant elle, la blockchain et ses applications suscitent espoirs et phobies, laissent entrevoir des promesses de démocratie décentralisée autant qu’elles présagent de la destruction complète d’un régime politique déjà abimé. Mais quels sont les arguments des uns et des autres ? Est-il possible de voir de quel côté pourrait pencher la balance ? 

Pourquoi c’est intéressant ? Derrière les applications les mieux connues et étudiées dans les newskits précédents (crypto-actifs, NFT), une partie des partisans de la généralisation des blockchains ont des projets politiques précis. Détailler les faits sur lesquels ils et elles s’appuient permet, y compris aux néophytes, de se faire un avis. 

Les faits : 

– Internet est rempli de sous-cultures aux tonalités diverses et variées. Parmi celles qui mêlent attrait pour des technologies et réflexions politiques particulières, citons le mouvement logiciel libre, grand promoteur de la liberté des utilisateurs, ou la culture hacker. Tous deux sont a priori parfaitement méritocratiques quoiqu’étrangement très masculins (voir Culture numérique, Dominique Cardon, Framablog, ABC news). Une culture spécifique s’est aussi constituée autour du projet de Satoshi Nakamoto, insaisissable créateur du Bitcoin, puis des applications diverses des blockchains. Rejet des pouvoirs centraux (les banques en tête), apologie de la décentralisation et recherche d’outils pour une société plus juste ont réuni toutes sortes de profils : investisseurs, développeurs, rêveurs, crypto-anarchistes, libertariens, etc. Il y aurait même une “guerre culturelle” entre les différents courants qui composent cette sous-culture blockchain, selon Coindesk et AMBCrypto.

– Les blockchains peuvent être sans permission (publiques, décentralisées) ou permissionnées (privées, gérées par un groupe de décideurs, donc centralisées) (BPIfrance, Le cryptopolitain).

– Les investisseurs dans les crypto-monnaies sont majoritairement masculins (15% de tradeuses), jeunes et éduqués selon une étude de la Banque des règlements internationaux, sorte de banque centrale des banques centrales. Sur le manque de diversité de ce milieu, lire aussi Bloomberg, CNBC, Business Insider.

– Le marché des cryptomonnaies s’établit à 2 200 milliards d’euros dans le monde, selon Coinmarketcap

✅ La blockchain, outil d’un renouveau politico-financier ?

– Un protocole comme celui du Bitcoin (on expliquait le fonctionnement ici) est “l’outil démocratique ultime” écrivait en 2014 dans une tribune le consultant Josh Zerlan : il est incassable (on en débattait là), il permet d’identifier n’importe qui sur la planète anonymement et le fonctionnement même des blockchains permet d’assurer que chaque utilisateur ait une voix, à égalité avec son voisin.

– En 2017, la société Citizen Lab, spécialisée dans l’utilisation de la blockchain à des fins démocratiques, expliquait que cette technologie permet de tenir des votes en ligne sécurisés – France Inter évoquait en juin 2021 un test mené par la ville de Neuilly-sur-Seine. Elle offre des possibilités de “participation intelligente” : interroger uniquement des sous-groupes de population pour des consultations citoyennes ne concernant qu’eux, par exemple. Troisième usage : la blockchain permettrait l’avènement d’une “démocratie liquide”, concept qui s’inscrit dans une critique plus large du fonctionnement de la démocratie représentative (voir France Culture), et permettrait ici notamment de ne voter que sur les sujets qui nous intéressent et déléguer notre vote à qui on le souhaite pour les autres thématiques. Dans Computer World, on lit que l’organisation de vote en ligne faciliterait l’accès à des personnes parfois tenues loin du processus démocratique. Au moment du Brexit, la technologie faisait partie intégrante des rêves d’indépendances de certains activistes écossais, raconte ce reportage d’Usbek & Rica

– Membre du board de RealT, entreprise spécialisée dans la blockchain, Remy Jacobson nuance pour la traduction financière de ces idéaux : les crypto-actifs devaient être “un rêve d’enfant libertarien devenu réalité”, ils devaient “démocratiser la finance comme internet a démocratisé la création de contenu” mais l’adoption générale n’a pas eu lieu. La clé, développe-t-il, réside peut-être dans le fait d’adapter les services financiers existants à la blockchain plutôt que de compter sur la technologie pour révolutionner le monde par elle-même. Cela passera, selon lui, par la tokenization (le fait de remplacer un élément critique par un élément équivalent, mais qui n’aura aucune valeur une fois sorti du système, comme pour les NFT). 

– Dans un rapport de prospective pour le Parlement européen, le sociologue Philipp Boucher résume ainsi le potentiel de la blockchain : théoriquement, elle doit permettre rapidité, sécurité et transparence des échanges (monétaires, contractuels, etc). Si ces trois éléments sont déjà présents dans de nombreux cas d’usage en Europe, la blockchain ajoute néanmoins la transparence des processus. À long terme, on pourrait voir des effets dans la modification ou la suppression d’emplois (dans les banques, la gestion des brevets, le notariat, l’administration). À court terme, il pointe surtout une possible évolution des structures et valeurs sociales, où la généralisation de l’usage de blockchain décentralisée participerait à réduire la confiance de la population dans des instances centralisées, tandis que l’usage de blockchains centralisées n’y changerait pas grand-chose. Tout ceci sous réserve que cette technologie soit adoptée dans des usages de la vie quotidienne (paiements, votes, etc). 

❌ La blockchain, danger démocratique 

– La chute brutale du cours des principales crypto-monnaies, en 2018, avait donné lieu à diverses tribunes comme celles des économistes Nouriel Roubini et Bruno Rosa, qui fustigeaient dans le Guardian et les Echos l’idéologie libertarienne et la recherche de profit d’un seul petit groupe “d’hommes blancs égoïstes”. Ceux-ci, écrivaient-ils notamment, n’interrogent pas la concentration de pouvoir qui résulte du petit nombre d’entreprises encore capables de miner des crypto-actifs comme le bitcoin. 

– Trois ans plus tard, dans un article du Financial Times traduit par Le Nouvel Économiste, des crypto-fans repentis critiquent l’aspect sectaire de certaines communautés adeptes des crypto-monnaies et de la blockchain. Les journalistes nuancent, signalant qu’il manque un leader et qu’il y a trop peu de réunions physiques (quasiment aucune, en réalité) pour que ces groupes correspondent aux définitions fréquentes des sectes. Néanmoins, admettent-ils, certaines caractéristiques parmi lesquelles la perspective d’une “apocalypse, la promesse d’une utopie pour les croyants dignes de ce nom, l’évitement des critiques externes et la dénonciation vitriolique des initiés hérétiques” y sont effectivement souvent présentes.

– Il est aussi très difficile de trancher entre croyance cryptographique et cupidité pure. Parmi les gimmicks d’une certaine culture crypto, on trouve par exemple le meme “When Lambo ?”, pour savoir quand la personne sera capable de se payer une Lamborghini. Contrairement aux discours promettant la libération du pouvoir central bancaire, la Banque des règlements internationaux a enquêté et n’a pas trouvé chez les adeptes des crypto-monnaies d’intérêt ou d’inquiétude plus prononcée pour l’état du système financier mondial que dans la population générale. The Atlantic critique de son côté une vision “bien plus extrême” de l’individualisme technologique “classique” de la Silicon Valley : une partie de l’idéologie de la blockchain repose sur un rejet absolu des institutions et la préférence absolue portée à la volonté individuelle (appelez-ça anarcho capitalisme, anarchisme de marché ou libertarianisme, l’important est qu’aucune autorité, entreprise ou institution, ne vienne interférer dans le fonctionnement supposé absolument libre du marché). 

– Comme expliqué par le Center for a new American Security et débattu dans ce newskit, le business des crypto-monnaies est parfois vu comme un repère de criminels. Dans ComputerWorld, des experts en sécurité informatique expliquent surtout qu’organiser des votes en ligne reste dangereux, car attire les attaques (la blockchain peut-être aussi sûre que possible, rien ne dit, par exemple, que l’ordinateur du votant n’est pas infecté par un virus). Selon des chercheurs du MIT, la promotion de la blockchain pour organiser des votes est même trompeuse et pourrait entraîner des problèmes graves (ZDNet). 

– Dans un long essai, le chercheur en cryptographie Dionysis Zindros démonte le rêve de démocratie blokchain parfaitement décentralisée. Pour celles qui sont permissionnées, le fonctionnement repose déjà sur la gestion d’un pouvoir central (ce sont d’ailleurs celles que testent actuellement les banques, cf ces tribunes dans Finextra et L’Usine digitale). Mais même pour les autres, explique-t-il, les nécessités techniques (de preuve de travail ou de preuve d’enjeu, expliquées ici, notamment) et cryptographiques (pour prouver puis sécuriser l’identité de l’électeur) sont telles que la gestion du système, donc le pouvoir, seront dans les faits confisqués par un petit nombre d’acteurs. 

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