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Les mots de l’info : extrême-gauche, extrême-droite, qui sont-ils exactement ? (½)

Les mots de l’info : extrême-gauche, extrême-droite, qui sont-ils exactement ? (½)

Chère lectrice, cher lecteur,

Qu’est-ce que c’est, l’extrême-droite, selon toi ? Et l’extrême-gauche ? Est-ce qu’elles montent, ces tendances politiques, ou est-ce qu’elles ont toujours été présentes, agitant le débat public, poussant dans un sens ou un autre ? Ce matin, plutôt que de décortiquer un sujet d’actualité, penchons-nous sur deux mots de l’info a priori exactement opposés : les termes “extrême-gauche” et “extrême-droite” ne sont-ils utilisés que pour repousser ? Que pour disqualifier ? Représentent-ils une réalité scientifique précise ou seulement une construction politique ? Se poser ces questions permettra, dans l’édition de demain, de nous demander si et comment ces extrêmes influencent la couverture médiatique de l’actualité. 

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Tentative de définition de concepts flous : il est possible, par exemple, d’aborder les extrêmes en fonctions de leurs courants de pensées (traditionaliste, nationaliste, fasciste à droite), de leurs modalités politiques (violents, simplement hors du système, intégrés dans les institutions) ou des deux. À gauche, la politologue Christine Pina cite quatre courants : insurrectionnels, trotskistes, révolutionnaires et anarchistes.  

Les extrêmes dans les institutions : à la droite de la droite, le Rassemblement national rejette l’appellation d’extrême – il est pourtant situé comme tel dans l’Assemblée nationale. De l’autre côté, on trouve le parti communiste, le nouveau parti anticapitaliste, mais pareil, il y a débat : “extrême” gauche ou simplement “gauche de la gauche” ? 

La violence des extrêmes : à comparer la violence effective, des courants d’extrême-droite provoquent visiblement plus de morts que l’extrême-gauche (pas d’assassinat dans les 20 dernières années pour ces derniers, à notre connaissance). En termes de violence symbolique, les uns détériorent les biens publics en visant, souvent, des communautés précises (tags racistes, attaques de cortèges LGBT, etc). Les autres s’en prennent à des symboles du pouvoir et du capitalisme. 

Les risques de radicalisation : aux extrêmes droite et gauche, quelques personnes peuvent rompre avec leur société pour “se tourner vers une idéologie violente”, et partir à l’étranger pour pousser son raisonnement au maximum. Ces radicalisations utilisent notamment le numérique – ce qu’on verra plus en détail au prochain épisode.

Pour entamer la discussion, il me faut reprendre mes habitudes d’ancienne étudiante en sciences politiques : comment définit-on les extrêmes ? Par rapport à quoi le sont-ils ? Un détour historique s’impose : la classification entre droite, gauche et les extrêmes qui en découlent remonte à la Révolution française et à l’Assemblée constituante (Sénat Junior, Linguisticae). À droite, se sont placés les tenants du conservatisme, anti-révolutionnaires, qui veulent le retour de la monarchie, à gauche, les promoteurs du libre-échange, de la révolution industrielle, du droit des ouvriers, qui se réclament des Lumières. Ça, c’est pour la définition “géographique”. À l’époque, déjà, le révolutionnaire Gracchus Babeuf initie la Conjuration des Égaux, une tentative de renverser le Directoire pour établir la parfaite égalité (Siècles, Annales historiques de la Révolution française). Sa pensée influera ensuite sur le socialisme et le communisme (ici, une explication de l’historienne Mathilde Larrère sur la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen et ses limites en matière d’égalité).

En deux siècles et demi, les idées représentées à l’Assemblée ont évolué, mais on pourrait simplement définir un extrême parce qu’il est plus à droite que la droite ou plus à gauche que la gauche sur les bancs de l’institution. L’historien Nicolas Lebourg explique au Monde (€) que l’usage des notions d’extrêmes s’est surtout développé à partir de 1917, le blochevisme étant qualifié d’extrême-gauche, ses opposants les plus marqués, d’extrême-droite. Sauf que ça resterait bien flou. C’est normal, écrit la politologue Ariane Chebel d’Appollonia dans L’extrême-droite en France (1998) : pour l’extrême droite, “le terme a été appliqué à tant d’opinions ou programmes politiques différents qu’une signification claire et acceptée par tous reste aléatoire”. Sur France Culture, le politologue et directeur de l’Observatoire des radicalités de la Fondation Jean Jaurès (proche du PS) Jean-Yves Camus abonde : il existe au moins une dizaine de définitions différentes ! À gauche, ce n’est pas forcément mieux : un sondage Ifop/Le Point pousse à se demander si la gauche “classique” ne disparaît pas du paysage politique français (Huffpost). Cela voudrait dire… quoi exactement ? Qu’il n’y a plus de gauche ? Ou que tous les gens “encore” de gauche sont d’extrême-gauche ? 

Difficile à trancher, mais l’Histoire et la science politique ont encore des outils à nous proposer. Pour l’extrême-droite, Ariane Chebel d’Appollonia donne des pistes. On peut qualifier les mouvements qui y appartiennent en fonction de leur courant de pensée : traditionalisme, nationalisme ou fascisme, qui intègre des composantes des deux premiers. Autres revendications fréquentes : l’amour de la Patrie, une plus grande justice sociale, un pouvoir fort. Le sociologue Samuel Bouron, qui a notamment travaillé sur le groupe Génération Identitaire (voir Terrains Théories), souligne aussi “l’idée que le territoire devrait être utilisé uniquement par les survivants du groupe natif, qu’il existe une monoculture et que tous ceux qui n’ont pas été élevés dans cette culture sont une menace”. On peut choisir de définir les mouvements d’extrême-droite en fonction de leurs modalités politiques : il existe des groupes d’action directe, qui veulent renverser le pouvoir et prônent la violence, un courant royaliste, qui rejette les élections, ou encore un courant légaliste et parlementaire. La troisième option est celle d’une définition mixte. Dans ce cas, “extrême-droite” serait un terme générique pour tous les groupes, de pression ou politiques, qui s’opposent au régime, défendent certaines valeurs et visent à “imposer un ordre global nouveau conforme à leurs vœux”. La chercheuse parle alors d’une droite “de refus”, contre le régime, les institutions gouvernementales, constitutionnelles, sociales, civiles, religieuses, économiques, en “rupture avec l’ordre (ou le désordre) établi”

À l’opposé, le juriste Alain Bauer et le politologue François-Bernard Huyghe considèrent dans Sécurité Globale que l’”ultragauche” hérite d’une approche “post-marxiste et anarchisante des luttes anticapitalistes”, qui veut atteindre ses buts révolutionnaires par l’action directe plutôt que par la conquête du pouvoir institutionnel. La Fondation Jean Jaurès en fait la cartographie, y incluant Black bloc et zadistes, mais admet rapidement que “l’extrême gauche est une catégorie construite par des hommes politiques, des journalistes, des analystes”, mais rejetée par les militants eux-mêmes – c’est aussi le cas pour certains groupes d’extrême-droite. Dans L’extrême-gauche en Europe, la politologue Christine Pina propose une classification de l’extrême-gauche en quatre courants : les insurrectionnels, à la suite de Baboeuf et Auguste Blanqui ; le trotskisme, qui donne un rôle particulier au parti pour mener la révolution ; ceux qui, comme Rosa Luxembourg, croient plutôt en la spontanéité des masses, et enfin les anarchistes (Dissidences). Les militants altermondialistes et/ou ceux qui se battent à l’échelle locale (par exemple dans la cinquantaine de “zones à défendre” de France, comme, jusqu’en 2017, à Notre-Dame des Landes, voir Ecologie & Politique, Novethic, Là bas si j’y suis) sont aussi, quelquefois, liées par les analystes à l’extrême-gauche, mais la très grande diversité de profils que rassemblent ces tendances politiques empêche de vraiment les catégoriser sur le classique échiquier gauche-droite (Politique et sociétés). Le linguiste Julien Longhi, qu’on retrouvera dans l’épisode 2 pour de l’analyse des discours, explique que “même la représentation latérale du politique, de gauche à droite, peut poser question”. Il s’agit d’apposer une grille pour mieux comprendre le réel, mais ça pousse quelquefois à faire des contorsions pour qualifier d’extrême-droite ou d’extrême-gauche (ou d’autre chose) telle approche populiste, telle approche eurosceptique ou telle autre thématique difficilement classable. “Souvent, pointe-t-il, c’est le point de vue de l’observateur qui détermine ce qu’est l’extrême”

Bref, quoiqu’on fasse, les définitions restent critiquables puisqu’elles cherchent à classifier des groupes mouvants. Il semblerait même qu’en tant que société, nous changions peu à peu de vocabulaire. La sociologue Isabelle Sommier montre que le terme “extrême-gauche” a reculé depuis 2006, tandis que celui de “gauche radicale” devenait de plus en plus présent dans les publications scientifiques. À droite, si les groupes qui ont pris d’assaut le Capitole américain en janvier mêlaient mouvances néo-nazies et adeptes des théories QAnon, on les a souvent réunis sous la même appellation d’alt-right, expression un peu fourre-tout, parfois traduite en “droite alternative” (France Culture), “droite radicale” (Revue du crieur) ou, finalement, en extrême-droite (La Presse).

Récap’ des grandes caractéristiques des mouvances d’extrême-droite et d’extrême-gauche, même si on vient de dire que les définir est compliqué 😅

Ok donc. On a des groupes aux idées diverses, qu’on peut rassembler d’un côté par leur traditionalisme et/ou nationalisme et/ou fascisme ; de l’autre par leur recherche d’égalité absolue et/ou leur rejet du capitalisme. Très bien. Mais certains partis du paysage politique français portent tout ou partie de ces valeurs. Qu’en faire ? 

Le Rassemblement National se situe à l’extrême-droite de l’Assemblée nationale, mais père et fille Le Pen en rejettent le qualificatif (Slate, France Culture). D’autres politiques sont qualifiés de droite ou d’extrême-droite au gré de leurs sorties ou décisions : si Nicolas Dupont-Aignan et Debout La France ! se réclament du gaullisme, leur positionnement souverainiste les a poussé à soutenir Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017, puis la majorité des cadres du parti ont peu à peu rejoint le Rassemblement National (Le Monde €, Le Monde €). Le gouvernement a catégorisé le parti à l’extrême-droite (Le Figaro). Eric Zemmour est arrivé très récemment dans la course politique, mais une partie des médias le classent à l’extrême-droite (Libération, Le Monde (€), La Croix (€), a priori pas Le Figaro, ou seulement indirectement). A l’AFP, le politologue Joël Gombin explique placer le Rassemblement National à l’extrême-droite, tandis que les partis les plus à gauche (Parti Communiste et La France Insoumise) sont qualifiés de “gauche de la gauche”. A l’extrême, les chercheurs placent plutôt les courants visant la destruction du système, selon l’historien Serge Cosseron : le capitalisme pour le Nouveau Parti Anticapitaliste, les institutions pour les courants marxistes-léninistes et trotskistes, etc (Franceinfo). 

On arrive là aux groupes externes aux institutions, qui partagent, à droite comme à gauche, un rejet des institutions. La traduction la plus visible de ce rejet est celle de la violence. De ce côté là, France Inter nous apprend que le terrorisme d’extrême-droite est relativement actif : sur les 50 dernières années, 13 attaques terroristes d’extrême-droite ont fait plus de 50 morts en Occident, soit moins que les 24 attaques islamistes, mais plus que les 3 d’autres idéologies analysées par le Global Terrorism Index 2020. De nombreuses études montrent que la violence d’extrême-droite est en augmentation depuis au moins cinq ans, aussi bien en nombre de tentatives d’attaques qu’en nombre de blessés et de morts (Libération€, Arte, RFI). En France, on compte par exemple deux blessés dans l’attaque de la mosquée de Bayonne (L’Express), deux autres dans des rixes à Lyon (Libération €) et Basta! relève qu’au moins 9 attentats ont été déjoués depuis 2017). Il y a eu un terrorisme d’extrême-gauche relativement actif dans les années 70, en Allemagne, en Italie, ainsi qu’en France, mais celui-ci semble avoir reflué (France Culture, Dissidences). La “menace de l’ultragauche”, inquiétude de la ministre de l’Intérieur de l’époque selon Libération, a été très mise en avant autour de 2008 avec l’épisode du “groupe de Tarnac” (Les violences politiques en Europe). Mais 10 ans plus tard, les accusations de terrorisme ont été rejetées par la justice, jetant le discrédit sur l’enquête (Franceinfo, La Croix €).

Pour ce qui est de la violence symbolique, j’en trouve des deux côtés : des militants d’extrême-droite dégradent des bâtiments publics, selon une commission d’enquête parlementaire (le ministère de l’intérieur rapportait 196 atteintes racistes aux biens en 2020), attaquent des cortèges LGBT ou anti-vaccins, giflent le Président (Rue89, France 3, RTBF). Des médias installés expriment quelquefois des opinions racistes (la député Danielle Obono a porté plainte contre Valeurs Actuelles, rapporte 20 Minutes, Eric Zemmour, qui travaillait pour CNews et Le Figaro, a été condamné plusieurs fois pour incitations à la discrimination raciale et à la haine contre les musulmans, selon Le Monde, Le Monde et Le Point). À gauche, des “nébuleuses”, des “groupuscules” sont pointés par le Président (dans 20 Minutes), par un éditorialiste néoconservateur dans le Figaro, pour leur violence, notamment envers les forces de l’ordre. Le black bloc est régulièrement épinglé, bien qu’il s’agisse d’une technique de manifestation dont les utilisateurs n’ont pas de réelle unité de pensée, selon Les Echos et France Culture. Selon l’historien Sylvain Boulouque, leur tradition consiste à attaquer le matériel (notamment ce qui symbolise le capitalisme, d’après 20 Minutes) et ne pas faire de victimes. Cela dit, quelques cas comme celui de la voiture brûlée du quai de Valmy, qui a fait un blessé, se démarquent de cette tendance (20 Minutes).

Dernière question que je me suis posée pour ce premier tour d’horizon : s’il y a violence, y a-t-il risque de radicalisation ? Des deux côtés, la réponse semble être à nuancer : pas pour tous les groupes ni toutes les idées, mais oui, c’est un risque. La radicalisation est souvent le résultat d’un sentiment de non-respect du contrat social, c’est “le processus qui conduit un individu à rompre avec la société dans laquelle il vit pour se tourner vers une idéologie violente”, selon les politologues Milena Uhlmann et Abdelasiem El Difraoui (voir aussi Urbania, Centre de prévention de la radicalisation). En France, il y a des inquiétudes sur des radicalisations d’extrême-droite dans l’armée (Mediapart €), en ligne, via des communautés du jeu vidéo, des sciences alternatives (Arkhe éditions), ou sur Youtube (Flint), mais aussi à l’international : des français quittent le pays pour l’Europe de l’est, afin d’y créer une nation blanche, raconte Usbek & Rica. Et l’un des meurtriers de 49 personnes à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, se réclame du penseur français d’extrême-droite Renaud Camus et de sa thèse du “grand remplacement”, qui suppose qu’il existe un processus délibéré de remplacement progressif des populations blanches par d’autres venues du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne* (Le Monde). À gauche, j’ai trouvé moins de données récentes. Citons cela dit un gaulliste devenu black bloc, qui raconte sa “radicalisation express” dans un livre éponyme (Libération) ; des militants d’extrême-gauche qui partent jusqu’au Rojava (Kurdistan syrien, État autonome non reconnu*) pour combattre l’État islamique avec les Kurdes (Liberation, France 24). Laurent Nuñez, coordinateur national de la lutte contre le terrorisme, s’inquiète de les voir revenir formés au combat, selon Le Figaro (€) – la gauche libertaire considère qu’il s’agit d’une vision biaisée développée par la DGSI, explique Arrêt sur images. Fin 2020, sept “revenants” ont tout de même été mis en examen, soupçonnés de préparer une action violente (Le Monde). Pour la période avant 2000, je te recommande une série documentaire de France Culture intitulée “Après mai 68, la radicalisation de l’extrême-gauche”, en quatre épisodes. 

Voilà donc une base à partir de laquelle discuter, j’espère, relativement sereinement des extrêmes en France. Cela dit, mon but n’est pas de faire une thèse de sciences politiques, mais de pouvoir décortiquer, dans l’épisode 2, la manière dont les uns et les autres sont représentés dans les médias traditionnels et numériques – et celle dont ils s’en servent. 

À demain, donc. 

Précisions :

* Sur le grand remplacement, écouter la série dédiée de France Culture, ou lire Le Monde, La Croix, ou François Rastier, directeur de recherche au CNRS dans The Conversation.

* Pour comprendre ce qui se passe au Rojava, le roman graphique Kobane Calling de Zerocalcare est un bon point d’entrée.

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[Mise à jour 8 novembre 2021 : ajout des précisions de l’historien Nicolas Lebourg, lues dans Le Monde(€). Sur le terrorisme d’extrême-droite, voir aussi son intervention auprès de StreetPress (et l’article qui va avec).]