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Que recouvre l’affaire Mila ?

Que recouvre l’affaire Mila ?

En bref :

Le 7 juillet, 11 des cyber-harceleurs de Mila, 18 ans, ont été condamnés à 4 à 6 mois de prison avec sursis pour avoir participé aux vagues d’insultes et de menaces qui visent la jeune fille depuis janvier 2020, au point de nécessiter une protection policière. Dans les médias, l’affaire s’est teintée de multiples couches de lecture au fil des mois : politique, religieuse, numérique, générationnelle… C’est un sujet à tiroirs. Pile le genre de pelote que l’on veut être capable de démêler chez Flint. 

🗒️ Pourquoi c’est intéressant ? Il y a dans l’affaire Mila une forme de biais de confirmation généralisé qui crée l’information. Les uns défendent, au choix, la liberté d’expression, de blasphémer, l’opposition à l’islam politique voire le racisme anti-musulmans, tout en accusant les autres de ne pas le faire. Chaque nouvelle intervention relance la machine de l’indignation et ces débats politiques finissent par éclipser une réalité pas toujours prise au sérieux, celle de la violence en ligne. Mila se retrouve ainsi condamnée à subir les effets de controverses qu’elle-même estime trop larges pour les épaules d’une lycéenne.

Les faits :

[Comme on va parler cyberviolences, il faut que je vous prévienne : je suis secrétaire générale de l’association professionnelle Prenons la Une, où je travaille en particulier sur les questions de cyberharcèlement contre les journalistes.]

🗯️ Mila harcelée

– Mila est victime de harcèlement depuis la sixième. Elle avait déjà été visée par des insultes lesbophobes et sexistes en ligne à plusieurs reprises. 

– Le 18 janvier 2020, la jeune fille discute avec une trentaine de ses 9 000 abonnés. Un internaute arrive, la drague en commentaires, se fait rembarrer. Plus tard, Mila discute de ses préférences sexuelles avec une autre fille, explique être lesbienne (dans son livre Je suis le prix de votre liberté, elle se dit pansexuelle, c’est-à-dire qu’elle “aime tout le monde”), et, répondant à une question, déclare ne “pas particulièrement” aimer “les Rebeus et les Noires”. L’homme du début s’énerve, envoie insultes sexistes et lesbophobes et la traite de raciste. Mila part dans une tirade sur sa détestation des religions, notamment de l’Islam.

– Quand la jeune fille quitte ce live, le débat lui a déjà échappé. Des internautes lui envoient menaces et messages de haine. Le lendemain, elle poste une autre vidéo, une story, dans laquelle elle dit : «le Coran est une religion de haine, l’islam c’est de la merde. Je dis ce que je pense, putain. Je suis pas raciste, mais pas du tout. On peut pas être raciste d’une religion. (…) Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul. Merci, au revoir.»

– Le 23 janvier, le procureur de la République de Vienne ouvre une enquête pour “incitation à la haine religieuse”. Elle est classée sans suite au bout d’une semaine.

– Une autre enquête est ouverte et confiée à la section de recherches de la gendarmerie, pour « menace de mort, menace de commettre un crime et harcèlement”

– Le harcèlement ne cesse jamais totalement, un homme menace de la “violer dans une cave” alors qu’il la reconnaît à Malte à l’été 2020, la violence reprend de plus belle en novembre 2020 sur Twitter et TikTok après qu’elle ait de nouveau insulté l’Islam, etc. 

– Son compte Instagram est hacké en juin 2021 à l’ouverture du procès de certains de ses harceleurs, elle continue de recevoir des insultes et menaces pendant le procès. 

🏫 Mila déscolarisée

– Le 20 janvier 2020 Mila n’est pas revenue en cours pour raisons de sécurité. “Vu les menaces que j’ai reçues, j’aurais pu être brûlée à l’acide, frappée, déshabillée en public ou enterrée vivante”, explique-t-elle quelques jours plus tard. 

– Le 6 février 2020, Jean-Michel Blanquer déclare avoir une “solution de rescolarisation” pour Mila. En juin 2020, les parents de Mila dénoncent pourtant l’inertie de l’Éducation nationale, qui ne parvient pas à assurer la continuité des études de la jeune fille. 

– En décembre, elle est exclue du lycée militaire qui l’a accueillie quelque temps, pour avoir révélé le nom de l’établissement en ligne. 

💬 Que dit Mila ? 

– Le 3 février, Mila est invitée sur la plateau de Quotidien, sur TMC. Elle explique maintenir ses propos mais regretter de les avoir lancé sur les réseaux sociaux, parce qu’elle n’avait “pas réalisé l’ampleur que ça pourrait prendre”, et de les avoir dit de manière “aussi vulgaire”. Elle déclare aussi n’avoir “jamais voulu viser d’être humain”, seulement avoir “voulu blasphémer” et présente ses excuses à ceux qui vivent “leur religion en paix”. Le 16 juin 2021, elle publie son témoignage, Je suis le prix de votre liberté, , qui lui permet de préciser sa pensée. Elle y écrit notamment  : “Avec le recul, je ne pense pas un traître mot de cette déclaration. Et je sais que je n’ai pas d’excuses à formuler.”

– Mila s’exprime à nouveau publiquement dans Le Point en janvier 2021 et sur TF1 le 13 juin 2021. Cette fois-là, elle dit qu’elle sera “peut-être grande brûlée, peut-être avec une jambe arrachée, ou peut-être morte” d’ici 5 ans. 

💢 Un débat, des débats ? 

Les prises de parole sur la question sont si nombreuses qu’il est impossible de les recenser toutes et donc, potentiellement, d’entendre celles jugées inexistantes. Elles sont le fait de responsables religieux, de politiques, de militants de toutes sortes, et brandissent des arguments aussi divers que le respect des religions, la liberté de blasphémer et plus largement de s’exprimer, le féminisme, la laïcité, le puritanisme et/ou la violence des jeunes… Morceaux choisis : 

Sur l’Islam : Abdallah Zekri, délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM), déclare le 23 janvier 2020 sur Sud Radio “Qui sème les vent récolte la tempête. (…) Elle assume les conséquences de ce qu’elle a dit.” Quelque jour plus tard, le Président du CFCM écrit l’inverse, estimant que “la liberté d’expression est fondamentale”, et que les musulmans doivent “accepter que l’islam soit critiqué”. Les propos de Mila s’inscrit dans des débats récurrents sur l’intégration des musulmans en France ; le rejet d’un Islam politique, alors que les attentats islamistes se multiplient ; mais aussi une montée de l’islamophobie, alimentée par le mélange que font des politiques et des figures médiatiques entre l’Islam et les radicalismes.  

Sur la liberté d’expression : Mila revendique le droit de blasphémer, qui est effectivement garanti par la constitution (rien dans les textes légaux ne punit cet acte). Le 28 janvier 2020, la secrétaire d’État à l’égalité femmes-hommes Marlène Schiappa déclare se battre “contre cette idée selon laquelle une femme qui serait victime de violence, de cyberharcèlement, l’aurait cherché”. Le lendemain, la ministre de la Justice Nicole Belloubet déclare que “l’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience”, mais que cette dernière n’a “pas à voir avec la menace” de mort, qu’elle qualifie d’“inacceptable”. Marine Le Pen réagit en accusant le gouvernement de ne pas défendre “nos valeurs et nos libertés”. À l’Assemblée Nationale, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner clarifie : “Il n’existera jamais sous l’autorité de ce gouvernement de délit de blasphème. La liberté d’expression, dans notre pays, permet à chacune et chacun de pouvoir critiquer la religion.” 

Sur les usages numériques : l’affaire Mila est aussi l’occasion de relancer le débat sur une hypothétique fin de l’anonymat en ligne. Celui-ci est déjà relatif – s’ils sont peu traduits en justice, des cyber-harceleurs sous pseudonyme ont déjà été retrouvés, avec ou sans adresse IP. Par ailleurs, la France dispose depuis 2004 de tous les outils législatifs lui permettant d’identifier les internautes en situation d’illégalité, rappelle Numerama

🙋‍♀️ Abandonnée des féministes ? 

– Les figures et associations féministes et LGBT ont été taxées de lâcheté par Eric Zemmour et Eugénie Bastié, deux plumes très à droite du Figaro, ou par Charlie Hebdo ou Marianne

– La toute première interview de Mila a été publiée par le très droitier site Bellica, tenu par Solveig Mineo. Celle-ci se présente comme “féministe occidentaliste” : l’occidentalisme signifie d’après son site l’“acceptation de la superiorité de la civilisation occidentale” et Solveig Mineo considère que les droits de femmes sont menacés par l’immigration. 

– Osez le féminisme, Nous Toutes et SOS Homophobie ont soutenu Mila, tout en alertant dès janvier 2020 contre une possible récupération “raciste”

– De nombreuses personnalités issus de courants allant de l’universalisme le plus dur à l’intersectionnalité la plus prononcée ont aussi exprimé leur soutien (Rokhaya Diallo, Tatiana F-Salomon, Peggy Sastre, Caroline Fourest ou encore les FEMEN). La journaliste féministe Lauren Bastide a refusé de soutenir Mila, soulignant qu’elle l’était déjà plus que d’autres victimes de cyberviolences. L’essayiste Fiona Schmidt a refusé de prendre position parce que le débat est trop emmêlé. 

🤷 Abandonnée par la gauche, récupérée par la droite ? 

– Des médias comme Marianne (plutôt universalistes), Le Point et Le Figaro (plutôt à droite) ont titré à plusieurs reprises que la gauche ne savait ou ne voulait pas défendre Mila tandis que Valeurs Actuelles vise les “islamo-gauchistes” [voir notre kit sur ce mot]. 

– Côté politique, Marine Le Pen (RN) et Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France) l’ont soutenue, Xavier Bertrand, Christian Jacob, Bruno Retailleau (tous Les Républicains) l’ont citée pour soutenir des propositions de lois. 

– Un tour sur Mediapart, Libération ou l’Obs montre que les médias de gauche couvrent l’affaire. Eux-mêmes se demandent pourtant où sont leurs propres voix (ici Dominique Nora, là Sophia Aram, là Luc Le Vaillant). 

– Olivier Faure (PS) a soutenu Mila en janvier 2020, de même que Jean-Luc Mélenchon et Adrien Quatennens (LFI). 

⚖️ Quelles condamnations pour quels agresseurs ? 

– 3 mineurs ont été mis en examen pour vols de données et menaces de mort. 

– L’agresseur de Malte a été condamné par la justice Maltaise à de la prison avec sursis.

– Un autre est condamné à 3 ans de prison dont 18 mois de sursis pour menaces de mort.

– Les personnes jugées en juin 2021 pour cyberharcèlement sont 10 hommes et trois femmes de 18 à 30 ans. Elles ne présentent pas de profil type, selon le Figaro : l’une étudie la psychologie, l’autre est cuisinier, certains sont catholiques, d’autres musulmans, d’autres athées. Lors du procès, l’avocat de Mila déclare : « Les premiers qui ont été jugés, c’était des profils dangereux. Mais ceux-là ne le sont pas du tout. Ce sont vos enfants ! C’est cela qui est effrayant : personne n’a su leur apprendre que le blasphème, ce n’était pas du racisme. Ni l’école de la République, ni leurs familles. »

– Les peines requises pour 12 des 13 prévenus qui comparaissaient en juin vont jusqu’à 6 mois de prison avec sursis. 11 d’entre eux sont condamnés à 4 à 6 mois de prison.

📲 Incompréhension de la violence en ligne ? 

– Le cyber-harcèlement est un moyen de pression, utilisé pour faire taire des journalistes, des activistes, ou quiconque tient des propos qui déplaisent à celles et ceux qui harcèlent. Cette violence s’est banalisée, au point de devenir un outil politique, mais ne vise pas de la même manière tous les internautes.

Selon le Haut Conseil à l’Égalité, en 2017, 73% des femmes déclaraient avoir été visées d’une forme de violence en ligne. En 2020, plus de 60% des femmes de 12 à 25 ans ont été victimes d’insultes ou de harcèlement en ligne, selon Plan International. Par ailleurs, une étude ISD sur les discours de haine dans l’espace en ligne français montre que la violence vise en grande priorité les femmes, suivie par des propos anti-LGBT, ceux se moquant du handicap, puis les propos anti-Arabes. Le rapport note une intersection entre les discours misogynes et anti-LGBT, intersection à laquelle se trouve Mila, ainsi qu’entre les discours anti-Arabes et anti-musulmans. 

– L’essayiste Eric Marty décrit la violence genrée qui se déverse en ligne comme une “haine intrinsèque du corps de la femme”, une volonté réelle de “persécuter”, de revenir sans cesse tourmenter sa victime pour lui faire savoir qu’elle ne doit pas être là

– De nombreux médias ont traité l’affaire Mila sous toutes sortes d’angles, de l’interview de la jeune fille aux débats cités précédemment, sans forcément prendre en compte qu’ils participent aussi au bruit autour de l’affaire. La violence en ligne n’est pas toujours bien comprise par les rédactions, que ce soit lorsqu’elle s’applique à leurs propres journalistes ou à des personnes extérieures. L’ONG de protection de la liberté d’expression PEN America, qui couvre la question depuis 2017, suggère pourtant aux médias d’adopter des politiques claires dans l’écriture des titres d’article pour éviter de tomber dans le clickbait et, par effet collatéral, (re)lancer des campagnes de violence en ligne. 

– Les journalistes et/ou féministes accusées de ne pas défendre Mila ont souligné que celle-ci était très largement soutenue par des médias traditionnels, contrairement à d’autres femmes très violemment prises à partie sur les réseaux sociaux : la journaliste et autrice Rokhaya Diallo, les journalistes Nadia Daam et Julie Hainaut, la femme politique et activiste lesbienne Alice Coffin – cette dernière s’est retouvée sous protection policière et expliquait début juin être “médicamentée” et subir un “impact terrible” à cause du cyberharcèlement.

– Alice Coffin dénonce d’ailleurs des dysfonctionnements graves dans la lutte contre le cyberharcèlement en France, et une “absence de volonté politique”

– Que seuls 13 cyber-harceleurs soient traduits en justice rappelle les difficultés de punir le harcèlement en ligne, selon le HuffPost. Pour Nadia Daam, violemment visée en 2017 par une attaque coordonnée sur un forum de jeuxvideo.com, forcée de déménager, seulement trois cyber-harceleurs ont été condamnés.

– Avocat de l’un de ceux de Mila, Juan Branco a soulevé une Question prioritaire de constitutionnalité sur la rédaction de la loi de juillet 2018, car le texte n’impose plus de répétition pour qualifier l’acte de harcèlement : il suffit qu’il soit réalisé par plusieurs personnes sur une même victime, même sans concertation, pour qu’il y ait délit. 

– Les journalistes Florence Hainaut et Myriam Leroy décrivent les mécanismes et les effets bien réels de cette violence en ligne dans leur documentaire #SalePute, que je vous recommande absolument.

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