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Les mots de l’info : extrême-gauche, extrême-droite, quelle place dans le paysage médiatique ? (2/2)

Les mots de l’info : extrême-gauche, extrême-droite, quelle place dans le paysage médiatique ? (2/2)

Chère lectrice, cher lecteur,

Dans l’épisode 1, nous discutions de qui sont les extrêmes, à droite comme à gauche. Aujourd’hui, il s’agit de se pencher sur ce qu’ils font ou ce qu’ils sont dans les médias. Qui influence qui ? Y a-t-il manipulations ? Est-ce que les médias parlent des extrêmes comme de tout un chacun ? Plongeons dans la double dimension médiatique : d’un côté, les acteurs installés, traditionnels (la presse, la télévision, la radio et leurs traductions numériques), peuplés de journalistes comme moi et d’éditorialistes. D’autre part, les plateformes en ligne par lesquelles on accède non seulement au contenu journalistique traditionnel, mais aussi à de multiples productions créées par des experts dans leurs thématiques, des blogueurs, des chercheurs, des non-professionnels de l’information. 

Pas le temps de tout lire ? Choisis la partie qui t’intéresse : 

Une re-définition du vocabulaire, car le flou est décidément de mise : des termes comme “droite dure”, opposée à une droite républicaine ou modérée, ou “libertaires” sont parfois détachés, dans leurs usages médiatiques, des réalités conceptuelles des sciences politiques.

Qui promeut les discours extrêmes : les politiques ? Les médias ? La société dans son ensemble ? La fenêtre d’Overton qualifie les concepts et les idées que la société accepte d’entendre discutées. Elle semble s’être ouverte vers l’extrême-droite, sous la pression conjuguée des politiques puis des couvertures médiatiques, mais cette idée reste débattue. 

Les extrêmes en ligne : si leurs audiences restent limitées, les courants d’extrême-droite ont développé une vraie maîtrise des usages numériques, que ce soit en créant des contenus drôles, jeunes, radicaux, ou en se faisant passer pour des sites d’information. Cette logique semble moins présente à gauche en France. 

Radicalisations connectées : amateurs de contenus clivants et violents, qui nous gardent “engagés”, les algorithmes des réseaux sociaux ont aussi leur rôle dans la radicalisation des discours et l’ambiance explosive des débats en ligne.

🌫️ Flou permanent

Ce que je constate, à étudier la manière dont l’extrême-droite et l’extrême-gauche sont qualifiés dans le traitement médiatique, est la dimension d’imprécision qui les entoure, même après les définitions étudiées hier. Ainsi, les expressions ”extrême-droite” et “droite extrême” signifient parfois la même chose, parfois pas du tout. La linguiste Evelyne Saunier note que la seconde expression peut servir à qualifier les droites “dures”, c’est-à-dire “non conformistes, nationales, autoritaires, radicales, antigaullistes”, par opposition à la droite “républicaine, modérée, traditionnelle ou parlementaire”. Elle écrit que ce jeu d’expression est un “phénomène essentiellement médiatique” qui “n’est pas le produit d’une élaboration conceptuelle dans le champ des études politiques”. On trouve aussi dans les médias des mentions de l’“ultradroite”, dans Libération (€) ou sur France Culture, par exemple. Selon Le Monde (€), ce qualificatif correspond à l’“extrême-droite violente” pour les policiers. 

À gauche, sans même parler d’extrêmes, les journalistes sont fréquemment taxés d’être “tous de gauche”. Le Monde décode une rapide consultation menée en 2012 par Harris Interactive et conclut que 56% des 105 répondants de l’époque (pas tellement représentatifs de la profession) votent à gauche. En 2018, Le Parisien constate de son côté qu’il devient compliqué de trouver un ou une éditorialiste marquée à gauche. En 2021, Le Figaro estime de son côté que le service public est complètement manipulé par la gauche. Trois ans plus tôt, l’historien des médias Patrick Eveno détaillait : “tous les journalistes ne sont pas de gauche, mais il y a un paradoxe. On a l’impression quand on est d’extrême-gauche que tous les journalistes sont vendus au grand capital et on a l’impression quand on est à l’extrême-droite que tous les journalistes sont vendus à l’Etat”. Pour le sociologue Samuel Bouron : “Il existe une idée que la gauche aurait un accès plus simple à la presse, mais c’est aussi parce que des idées classifiées comme “de gauche” ont une réalité scientifique, alors que des thèses d’extrême-droite comme celle du grand remplacement* n’en ont pas.” Quoiqu’il en soit, si on revient aux questions d’extrêmes, Le Monde Diplomatique soulignait dès 2009 que les termes anarchistes et libertaires étaient utilisés pour qualifier un peu tout et n’importe quoi (surtout libertaire), ce qui peut aussi brouiller la compréhension. 

En fait, peut-être que le problème, la tension, les oppositions actuelles résident précisément dans ce flou. C’est en tout cas la thèse du professeur de sciences politiques Philippe Corcuff. Dans La grande confusion (2020), il documente et argumente l’avènement d’un confusionnisme rhétorique et idéologiquemêlant postures et thèmes de droite, extrême droite, gauche et gauche radicale, “favorisant des bricolages idéologiques ultraconservateurs, voire une extrême-droitisation, sur fond de prégnance plus large d’identitarismes, entendus comme la réduction des individus et des collectivité humaines à une identité principale et close”. Il le pointe aussi bien chez des politiciens (un exemple dans Slate) que chez des éditorialistes et personnalités médiatiques.

🤷 Politiques, médias, sociétés ? 

En 2013 le sociologue du politique Vincent Tiberj estimait que l’“extrême-droitisation du débat” était plus le fait de la classe politique que de la population française (un exemple sur France 3). Il pointait néanmoins le risque qu’elle s’étende dans la société. Le philosophe Bernard Stiegler avançait une idée similaire en 2014. En 2021, le sociologue Ugo Palheta déclare auprès de France 24 que le gouvernement Macron (et le champ politique dans son ensemble, depuis une vingtaine d’années) a permis la progression de l’extrême-droite. À ma connaissance, il y a moins de débat sur une potentielle extrême-gauchisation de la société ou des médias. Il y en a un sur le mouvement “woke”, parfois opposé à la notion d’universalisme, mais nous aurons besoin d’un autre article pour traiter cette question. 

Un concept utile pour décrire l’évolution des idées et de leur acceptation par l’opinion publique est celui de la fenêtre d’Overton, une allégorie qui représente la fenêtre des idées exprimables dans le débat public (La revue des médias et du numérique, Clément Viktorovitch). La simple existence de ce cadre suppose qu’on peut l’élargir (ou le réduire, précise la RTBF). Si, dans notre cas, on multiplie les propos d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, ceux-ci deviennent habituels, donc acceptables, et des propos autrefois perçus comme radicaux seront désormais acceptés comme modérés. 

Penchons-nous donc sur le discours porté par la presse, la tv, la radio : en 2021, Libération compte et constate que le Rassemblement national et ceux qui gravitent autour sont la troisième force politique la plus présente dans les médias, derrière LReM et Les Républicains. Certaines chaînes comme CNews sont accusées de “s’extrême-droitiser”, notamment sous l’influence de Vincent Bolloré. Celui-ci chercherait à reproduire un Fox News à la française, lit-on dans Les Echos*, et concentre toujours plus de médias sous son autorité (Mediapart). Eric Zemmour, une des figures phares de CNews, se dit “nationaliste et bonapartiste”, a été condamné pour incitation à la haine raciale et théorise un “décès” de la République, selon Vanity Fair (il a quitté Le Figaro, l’émission Face à l’info puis Paris Première en septembre). Pour le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté, parler d’“extrême-droitisation” est “une stratégie d’ « infréquentabilisation » [des] contradicteurs, pour les expulser du périmètre de la respectabilité”. Permettez-moi de douter de cette notion d’infréquentabilisation, du moins pour Eric Zemmour : selon les calculs du journaliste Robin Andraca, l’éditorialiste a profité de 11h50 d’antenne rien qu’au mois de septembre 2021, contre 2h maximum pour chacun des autres candidats potentiels à la présidentielle 2022. Cela dit, le chef du service politique de BFMTV soulignait le 20 octobre la complexité du traitement des activités de l’ex-éditorialiste et la manière dont les choix éditoriaux sont liés aux (absences de) commentaires de la classe politique. 

Quid de l’extrême-gauche ? Il y a peut-être ces questions du woke et de l’intersectionnalité – Acrimed relève que le discours de Sandrine Rousseau n’a pas plus aux médias traditionnels -, mais nous y reviendront dans un article à part. Le 26 octobre, sur la chaîne Youtube de Mediapart, les youtubeurs Usul et Ostopolitik argumentent que la candidature et le discours d’un Philippe Poutou (NPA) permettent de rouvrir la fenêtre d’Overton vers des thématiques de gauche. Soulignons autrement que Lundi matin est qualifié de “proche de la gauche radicale” par Le Monde et Mediapart et compte parmi ses signatures des intellectuels et écrivains comme Frédéric Lordon, Nathalie Quintane, Alain Damasio. Le Monde qualifie Le Monde Diplomatique d’influenceur de la gauche de la gauche, notamment altermondialiste. Proche des idées d’extrême-droite, citons Valeurs Actuelles, qui perd en lectorat (L’Express), comme le reste de la presse, se dit lu par des gens antisystèmes et antipartis, mais fait énormément parler, notamment pour ses publications racistes (Libération, Arrêt sur images). Causeur, qualifié de réactionnaire par Le Monde, joue sur la même mécanique en titrant en septembre 2021 sur la théorie complotiste et raciste du grand remplacement (Arrêt sur images).

💻 Et en ligne, que se passe-t-il ? 

Ces tiraillements entre droite, gauche et surtout leurs extrêmes me semble particulièrement intéressant à suivre en ligne – peut-être même à l’étranger, pour comparer avec ce qui se passe ou pas en France. Comme expliqué dans ce Newskit, certains groupes et influenceurs d’extrême-droite français sont très habiles dans le cyberespace, utilisant humour et cultures web pour répandre leurs idées (cf Slate). Le sociologue Samuel Bouron explique cela par “la difficulté qu’avaient leurs idées à se frayer une place dans les médias traditionnels, au tournant des années 2000” : plutôt que de faire face aux journalistes, dont la déontologie barre normalement l’accès aux théories fumeuses, elles se sont créées des espaces en ligne, “où les seuls gatekeepers (les “portiers de l’information”) sont les algorithmes”. L’extrême gauche a ses propres courants de culture politico-pop-numérique : des pages Facebook ou Twitter, des fils Reddit, divers sites et blogs, etc (Nouvel Obs, Numerama). 

Aucune étude ne permet de montrer précisément les liens entre contenus humoristiques et radicalisation d’individus spécifiques, rappelle le spécialiste des mouvements en ligne Romain Badouard. En revanche, précise-t-il, les groupes d’extrême-droite ont réussi à construire “une contre-culture subversive”, qui passe, entre autres, par certains forums de joueurs de jeu-vidéo, des groupes de coaching, de développement personnel*, et qui participent globalement à normaliser leurs idées. Cette forme de “nouvelle jeunesse radicale”, Samuel Bouron l’a aussi trouvée hors ligne en étudiant Génération Identitaire. Le linguiste Julien Longhi explique : “l’ironie ou le second degré permettent parfois de diffuser plus de violence qu’une parole claire, car on trouve alors toute une dimension qui relève de l’implicite, du contexte, de la connivence”, qui permet de faire groupe et est aussi plus dur à repérer, donc éventuellement à contrer. Il nuance la force de frappe des youtubeurs français d’extrême-droite (136 000 abonnés pour un Papacito, bien loin des 6 millions de McFly et Carlito) mais fait la démonstration de cette logique avec un discours d’Eric Zemmour dans The Conversation.  

Avec ces dimensions contextuelles, on arrive à une autre logique importante en ligne : quand les idéologies avancent masquées, sous couvert d’information. Dans J’ai vu naître le monstre (2021) (dans Le Monde, son enquête originale de 2016), le journaliste Samuel Laurent rappelle que bon nombre de “vrais-faux sites d’information locale, de Nice-Provence Info à Info-Bordeaux en passant par Paris Vox ou Nord Actus” proposent des informations locales “tout à fait banales, traitant de radars sur les rocades ou de passage à l’heure d’hiver”, le tout mêlé à “un contenu beaucoup plus trouble, évoquant sans trêve l’immigration, l’islam, la violence…” Or, rappelle Julien Longhi, “mélanger des thématiques sans lien direct (l’islam, qui concerne l’identité religieuse, et le terrorisme, qui est une question de sécurité, par exemple) dans un même discours, “c’est une constante, dans les discours extrêmes”

Ces faux médias sont en fait tenus par des militants identitaires, “qui capitalisent sur la réinformation en créant des sites d’apparence sérieuse, qui passent facilement sur Facebook et dupent les lecteurs en orientant leur vision de l’actualité. En parallèle, rapelle-t-il, les identitaires français sont devenus les champions du happening médiatique, qu’il s’agisse d’organiser des “patrouilles” à la frontière franco-italienne pour stopper les migrants ou de brandir une bannière “Justice pour les victimes du racisme anti-blanc” au-dessus d’un rassemblement contre les violences policières à Paris en juin 2020.” Samuel Bouron qualifie cela de techniques d’agitprop, donc de communication politique pure et dure, “inventées, à l’origine, par des militants de gauche, de Greenpeace, d’Act Up, ce genre de groupes. Quand [la députée américaine socialiste] Alexandria Ocasio-Cortez enflamme Twitter avec sa robe « Tax the rich », elle utilise la même mécanique”. Pareil, encore, pour les “geeks d’Eric Zemmour” (Le Figaro) ou lorsque l’extrême-droite mentionne Gramsci et déclare être engagée dans une “bataille culturelle” (Libération). Pour ce dernier cas, le sociologue évoque “une mise en scène rhétorique, performative”.  

📲 Que dire, encore, des extrêmes en ligne ? Difficile de résumer. Laissez-moi tout de même mentionner l’usage de la misogynie et de l’homophobie (Europol 🇬🇧) pour entraîner des internautes vers des thèses plus radicalement excluantes – ce phénomène d’entraînement, nommé grooming en anglais*, ressemble à celui utilisé par les djihadistes, et est expliqué par The Atlantic🇺🇸, le HuffingtonPost🇬🇧 et Marianne🇫🇷. Les algorithmes construits par Facebook, YouTube et les autres plateformes sociales jouent aussi un rôle dans la division du débat public et la radicalisation de toutes parts. La plupart de ces plateformes cherchent à maintenir l’engagement avant tout, ce qui a eu pour effet pervers de construire des algorithmes très gourmands en contenus clivants, haineux, déstabilisants, car ce sont ceux-là qui nous gardent captifs, connectés, “engagés” (voir la critique d’un ancien data scientist de YouTube, Guillaume Chaslot, dans Le Point, et la mention documents internes à Facebook par le Wall Street Journal🇺🇸€, qui montraient dès 2016 que 64% des gens qui ont rejoint des groupes extrémistes sur la plateforme l’ont fait grâce à ses onglets “suggestions” et “découvrir”). Plusieurs enquêtes ont ainsi montré le rôle joué par des plateformes sociales dans diverses radicalisations, notamment vers l’extrême-droite (Le Monde €, Marianne €, New-York Times🇺🇸).  Le 21 octobre, Twitter a d’ailleurs publié des enquêtes internes montrant un biais vers les contenus “penchants à droite”, mais déclare ne pas connaître la cause de ce problème pour le moment (Twitter🇺🇸, Protocol🇺🇸, Numerama).

À ma connaissance, il n’existe pas d’études montrant le même phénomène de radicalisation vers des idéologies violentes à gauche. Dans l’espace numérique anglophone, notamment, il existe ainsi une sorte de “contre-feu” de gauche ou d’extrême-gauche, incarné par des youtubeuses comme Contrapoints ou Philosophy Tube (The Conversation). En France, des médias comme Le Monde ou Télérama titrent aussi sur une “contre-attaque” des youtubeurs français d’(extrême-)gauche contre ceux d’extrême-droite. Il reste à débattre, donc, du fond de cette “bataille culturelle” : est-elle réelle, nage-t-on en pleine communication politique ou les deux ?  

Précisions :

* Pendant les années Trump, la chaîne américaine a poussé très à droite sa ligne éditoriale et ainsi gagné en audience, qu’elle voit se réduire depuis l’élection de Biden, comme CNN. Néanmoins, le paysage médiatique américain est nettement plus divisé que le français, selon les chercheurs du Médialab de Sciences Po.

* Sur le grand remplacement, écouter la série dédiée de France Culture, ou lire Le Monde, La Croix €, François Rastier, directeur de recherche au CNRS dans The Conversation

* Sur l’extrême-droite française et les communautés en ligne, lire Les Grands Remplacés de Paul Conge (2020) ou le résumé qu’il en fait ici

* C’est le même mot / un concept similaire à celui utilisé pour qualifier le fait de tromper un mineur de manière à l’agresser sexuellement. Voir le Journal du Net pour une explication en français du grooming dans le contexte des violences sexuelles, cet article du socio-politologue Josh Ross 🇦🇺 dans The Conversation sur la similarité entre ces méthodes et celle de courants d’extrême-droite très présents en ligne ou encore cet article de recherche 🇬🇧 publié dans l’ouvrage Contemporary Perspective on Child Psychology and Education (2018) sur la vulnérabilité des plus jeunes (enfants ou jeunes adultes) au grooming.

* Sur la question des discours de haine, des discours politique et de la modération des réseaux sociaux, retrouvez ici l’épisode 1 de notre série en cours sur la modération des grandes plateformes sociales.

Les autres mots de l’info :

épisode 1 : « extrême-gauche, extrême-droite, qui sont-ils exactement ? »

islamo-gauchisme

évasion fiscale

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[Mise à jour 26 octobre : ajout de l’émission « Ouvrez l’Élysée » de Mediapart « À quoi sert une candidature Poutou ? »]